Mode in Textile

Interview: Thierry Emin , Dirigeant du Groupe Billon & d’Aura Evolution

De la délicate étoffe de soutien-gorge au tissu haute performance pour l’aéronautique, n’y aurait-il qu’un pas, qu’une maille, à franchir ?  C’est effectivement le cas au sein de la société française Billon, spécialiste de la création et la fabrication de ces tissus maille, reconnue dans le monde entier pour sa créativité et sa capacité d’innovation.

L’intégration complète de son outil de production est une des grandes forces de Billon. De la création des tissus à leur finition, toutes les étapes de fabrication sont réalisées dans ses ateliers situés dans l’Ain, grâce à son vaste parc machines à la pointe des technologies maille (tricotage circulaire ou rectiligne, jacquard électronique, etc), modernisé en permanence, et à son unité de teinture intégrée.

Thierry Emin est un homme de convictions, attaché aux valeurs fondatrices du sport. Président du club de rugby d’Oyonnax, c’est avec cet esprit d’engagement collectif qu’il préside le groupe Billon intégrant deux départements, Billon Design dédié à la lingerie et au balnéaire, et Billon Technic, dédié aux tissus à usage techniques et à hautes performances (thermiques, mécaniques, bioactifs…), mais également l’usine de teinture Alberti. Son engagement va jusqu’au produit fini, puisqu’il est également à la tête de la marque de vêtements de sports Aura Evolution.

Des entreprises 100% made in France qui, sous l’impulsion de leur dirigeant, misent sur l’innovation, la fabrication locale, le recyclage et l’économie circulaire, et bien entendu les valeurs humaines. Thierry Emin a accepté de nous présenter son projet pour l’avenir, ses ambitions et les challenges à relever aux côtés d’une équipe motivée, forte d’une expérience unique, agile, créative et solidaire dans un environnement souvent complexe à appréhender.

Vous avez racheté la société Billon début 2020, alors même que vous n’aviez jamais travaillé dans le secteur textile auparavant. Pourriez-vous nous expliquer ce qui a motivé votre choix ?

Après la cession de l’entreprise Emin Leydier en 2018, au sein de laquelle j’avais passé près de 30 ans, une réflexion s’est naturellement imposée sur une possible reconversion. Je suis profondément attaché au monde industriel, et c’est d’une rencontre avec Mr et Mme El Awa, dirigeants de la société Ain Fibres, qui a éveillé mon intérêt pour ce secteur textile que je ne connaissais pas. Leur projet autour du filage de fibres synthétiques techniques, en particulier le polypropylène, intégrant un process durable et circulaire, présentait un réel intérêt. Aussi après avoir échangé avec eux, apporté mon expérience, j’ai acquis une part minoritaire d’Ain Fibres.

Une première étape vers un projet plus global puisque nous avons assez vite décidé de proposer un produit fini à base de polypropylène pour mieux accéder au marché. C’est ainsi que j’ai concrétisé mon propre projet de reconversion et qu’est née en 2019 Aura Evolution, marque de vêtements de sports fabriquée à base du fil Dynalen, et dans laquelle c’est cette fois Mr El Awa qui a une participation minoritaire ! Comme dans toute phase de lancement, il a fallu faire connaître la marque, avec comme argument fort la combinaison entre fibre technique innovante et fabrication française. L’objectif était clairement de se différencier sur un marché très concurrentiel, donc sans sourcing à l’étranger. Ma fille m’a alors rejoint pour s’occuper de cette activité de communication. Nous avons travaillé dès le début d’Aura Evolution avec les partenaires locaux, tout naturellement avec la société Billon pour se sourcer en tissu maille coupé-cousu, et avec des confectionneurs en région.

En janvier 2020, le précédent dirigeant de Billon m’a fait part de son souhait de cesser son activité et de trouver un repreneur. Il m’a alors semblé logique de faire une offre, malgré les difficultés que connaissait alors Billon, car le potentiel existait bel et bien. Après une nécessaire phase de recapitalisation financière et de réorganisation de l’activité de Billon mais aussi d’Alberti, nous étions prêts…alors même que la crise du covid naissait ! Passé l’inquiétude légitime de cet atypique printemps 2020, et les banques nous ayant assuré de leur soutien, nous nous sommes dès avril rapidement mobilisés autour de la production de masques et de surblouses, en apprenant comme beaucoup d’autres acteurs à fabriquer ces produits dans l’urgence. Cette production inattendue a pu être réalisée grâce à la proximité des acteurs et à la quasi intégration de la chaîne de production. Nous avons très vite développé un tissu maille chez Billon avec du fil Dynalen, évalué comme efficace pour un masque grand public en termes de filtration et respirabilité par la DGA et IFTH. La confection a été réalisée par des acteurs locaux également mobilisés. Et nous avons pu distribuer les masques via Aura Evolution sur le marché dès avril 2020. Un an après, nous avons ainsi été capables de transformer la crise en opportunité, de relever le challenge de redresser financièrement l’activité de Billon, et de promouvoir la marque Aura Evolution. Les équipes peuvent être très fières de leur mobilisation.

Après cette année 2020 atypique, et une première phase de relance de l’activité, vers quel projet industriel durable vous projetez-vous ?

Nous avons pu embaucher un directeur d’exploitation très expérimenté, et c’est un véritable atout pour notre développement. Si je sais diriger une activité, et même si les derniers mois nous ont poussé à repousser les limites de nos connaissances en un temps record, j’ai toujours pour ma part beaucoup à apprendre de ce métier et les échanges sont absolument nécessaires avec les équipes.

Nous sommes en train de créer un modèle qui n’existe à priori pas sur le territoire, de l’usine de filage au produit fini, en passant par le tricotage et l’ennoblissement et notre réseau de confectionneurs. C’est une conviction liée à mon expérience précédente dans un secteur où nous étions semi-intégrés et où j’ai toujours pensé qu’il faudrait avoir un lien direct avec la matière première. Je suis persuadé que cette modélisation sera l’une de nos principales forces dans les mois et années à venir.

L’activité historique de Billon sur le segment du balnéaire doit maintenant être confirmée et pérennisée sous la bannière Billon Design, car son savoir-faire est reconnu en ce domaine. Les ambitions sont fortes par ailleurs dans le domaine de la maille technique, cette fois-ci sous la bannière Billon Technic, avec les fils déjà utilisés tels que polyester, mais aussi le polypropylène avec le Dynalen comme fil fonctionnalisé antimicrobien, et de plus en plus avec des matières recyclées. Notre plan de développement est particulièrement basé sur le segment du sportswear technique, avec un plan d’investissement important dans le cadre du plan national de relance économique, de l’ordre d’1,5 millions d’euros et dédié à l’acquisition de machines pour les produits chaussants et le seamless. Notre objectif est très clairement de devenir l’acteur de référence sur les produits seamless dans le domaine du sport en France.

Tout ceci nous amènera très certainement à opérer à court ou moyen terme un regroupement de nos deux unités industrielles, Billon et Alberti, sur un même site géographique.

Aujourd’hui, pas de pérennité d’entreprise en France sans innovation, comment celle-ci se traduit-elle au quotidien dans le Groupe ?

Billon opère depuis plusieurs années avec son propre service de recherche et développement. Pour mener à bien nos projets, nous renforçons ces capacités et avons récemment recruté deux nouveaux ingénieurs textiles, pour Billon et pour Aura Evolution. Le recrutement d’une styliste est par ailleurs en cours chez Aura afin de travailler sur le design des produits finaux.

Comme Billon a pu être innovant auparavant, en utilisant par exemple les tous derniers développements des fibres élastiques de Lycra®, les échanges et le travail en partenariat avec les fournisseurs reste vraiment essentiel. Cela est d’autant plus vrai dans le domaine de nouvelles matières recyclées qui reste encore à inventer et à exploiter. Peut-être pourra-t-on bientôt utiliser de l’élasthanne recyclé ?!

Traçabilité, durabilité, responsabilité sociale sont au cœur des problématiques de la filière textile-habillement , quels sont les projets ou actions mis en œuvre chez Billon ?

Un de nos axes de développements fort est la durabilité et l’économie circulaire, c’est pourquoi au-delà de l’achat de fils de polyester recyclé, nous travaillons sur l’intégration, en amont de la chaîne, d’une étape de recyclage. L’objectif est, grâce à un consortium d’entreprises du textile mais aussi de la plasturgie, car nous sommes au cœur de la Plastic Valley de l’Ain, de créer une véritable filière locale de récupération, tri et valorisation de déchets post-industriels, des déchets industriels banals (DIB) sur le territoire. L’idée est de pouvoir par exemple récupérer des flacons cosmétiques en PET pour les transformer localement en fibres puis en vêtements .

Il faut arrêter le « plastique-bashing », car ce plastique nous est nécessaire dans notre vie quotidienne, mais il est absolument indispensable de repenser son cycle de vie de façon plus globale et sa circularité, trouver de nouvelles solutions durables pour mieux l’exploiter.

Il y a également une tendance de fond vers le sourcing « bio », au-delà de la matière textile. Nous travaillons chez Alberti, au sein de notre laboratoire, sur des colorants plus naturels, biosourcés…qui puissent répondre aux attentes du marché. Mais c’est un domaine dans les lequel les contraintes scientifiques sont encore fortes, et les changements se font plus lentement.

De façon générale, un progiciel de gestion ou ERP a été installé chez Billon mais également chez Alberti ces deux dernières années afin que d’avoir une réelle visibilité et une meilleure connaissance des flux dans l’entreprise. C’est donc également un outil à part entière pour tracer la chaine de production. Nous avons également adopté la certification ISO 9001, et plus particulièrement pour le textile la certification Oeko-Tex Standard 100 qui assure de la qualité de nos produits et de notre respect des normes en vigueur. Par ailleurs, nous travaillons sur une prochaine certification des tissus à base de matières recyclées, basé sur le label Global Recycled Standard (GRS).

Vous venez de citer le recyclage de déchets finaux industriels, mais il existe une grande problématique autour des déchets post-consommation. Le projet de recyclage de masques chirurgicaux engagé avec d’autres acteurs locaux est-il une première réponse dans ce domaine?

Effectivement nous sommes en train de mettre en place cette filière de valorisation des déchets post-consommation, à travers le recyclage des masques chirurgicaux. Ce sont des industriels d’Oyonnax qui travaillent déjà sur le recyclage de matières qui se sont penchés sur cette problématique. Les tonnages de nontissés utilisés pour les masques et les surblouses sont extrêmement importants et les entreprises ne savent pas encore comment gérer ces déchets post-utilisation.

Plusieurs phases sont nécessaires après la collecte, avec tout d’abord le lavage et la décontamination des produits, puis la séparation du nontissé, des barrettes nasales et des élastiques qui ne peuvent entrer dans un cycle de recyclage. C’est l’étape la plus délicate du process car ce tri doit être minutieux pour ne pas causer de potentiels dommages aux machines de filage. Une fois ce tri effectué les nontissés sont découpés, broyés en granules qui seront extrudés pour faire du fil de polypropylène. Notre objectif est d’avoir une filière de recyclage en capacité de traiter à une échelle industrielle les masques et surblouses usagés dès la fin de l’été 2021. Ensuite il nous faudra gérer les volumes à traiter qui risquent d’être rapidement importants. De grandes entreprises nous ont déjà fait savoir qu’elles étaient très intéressées par ce process pour une valorisation de leurs déchets en textiles.

Nous communiquerons d’ailleurs très prochainement sur le recyclage puisque nous sommes en cours de développement de maillots et t-shirts fabriqués à partir de déchets post-consommation, sous la marque Aura Evolution, à l’occasion de l’étape du Tour de France à Oyonnax en juillet prochain. Une belle occasion de promouvoir ce projet issu des savoir-faire locaux de la plasturgie et du textile, et une concrétisation de la mobilisation des industriels et acteurs économiques autour du recyclage et de la durabilité.

Les valeurs du sport paraissent extrêmement importantes et fondatrices de votre projet d’entreprise ; sans engagement collectif, pas de réussite possible ?

Lorsque j’ai créé Aura Evolution, l’objectif était de pouvoir répondre aux besoins des sportifs que je côtoie depuis plusieurs années. Mon expérience personnelle et les échanges avec les joueurs ont révélé toute la difficulté à trouver des vêtements de sport adaptés aux contraintes de l’effort physique, celles du sport de haut niveau, donc des vêtements techniquement performants et très confortables. Les cahiers des charges des vêtements de sport développés chez Aura Evolution sont le résultat d’un travail effectué directement avec les sportifs.

Au-delà du produit, ce sont toutes les valeurs fortes du sport qui nous anime au quotidien, en particulier la valeur du collectif et de l’effort fourni ensemble pour atteindre l’objectif. Elles sont le socle sur lequel repose tout notre projet de relance et de développement. Le nouveau souffle apporté par la mobilisation autour des masques illustre très bien la notion d’équipe, de solidarité au sein de l’entreprise. Le financement d’une activité ne construit pas une équipe ; ce sont des valeurs communes qui la soude. Et les récents recrutements confirment cette dynamique. Vous pouvez donner tout l’or du monde aux meilleurs joueurs, vous ne ferez pas gagner l’équipe s’il n’y pas de solidarité, de cohésion entre eux !

Si elle repose en grande partie sur ces valeurs, la notion de Responsabilité sociale et environnementale est plus formellement inscrite chez Billon grâce à la signature l’année d’un accord de performance collective qui permet d’associer nos collaborateurs à la performance de l’entreprise. Et sur l’aspect environnemental, de nombreuses questions se posent actuellement sur les moyens de réduire nos émissions, nos effluents, nos rejets, et de devenir une entreprise toujours plus performante et plus respectueuse de notre planète. La teinture est une activité contrôlée en permanence, et les prochains investissements incluront des moyens supplémentaires dédiés aux économies d’énergies et à la limitation accrue de l’impact sur l’environnement.

Est-il actuellement difficile de recruter de nouveaux collaborateurs au sein d’une entreprise textile comme la vôtre ?

Nous n’avons pas eu à ce stade du projet d’entreprise de difficultés à recruter. Nous cherchions plutôt des profils qualifiés, spécialistes de l’ingénierie textile, et cela s’est fait facilement. Concernant les trois récentes embauches d’opératrices en bonneterie, nous avons reçu des candidates sans emploi très motivées pour travailler, pas forcément préalablement qualifiés sur les postes à pourvoir mais que nous avons simplement choisi d’accompagner et de former en interne. Elles sont aujourd’hui épanouies dans leur activité, et c’est une grande satisfaction humaine et professionnelle que de réussir à transformer ces essais-là.

Nous avons la chance d’avoir une bonne transmission des savoirs et savoir-faire en interne, ce qui permet de les préserver et de garantir la continuité des process dans le temps. Et pour aller jusqu’au bout de cette aventure humaine, renforcer encore un peu plus la cohérence du projet de circuit court, nous travaillons actuellement avec un atelier de réinsertion local pour établir un atelier de confection dans l’Ain.

La personnalisation des produits est une demande en croissance du marché de l’habillement, au même titre que le Made in France. Deux axes sur lesquels vos entreprises sont parfaitement alignées ! Est-ce réellement différenciant pour votre activité aujourd’hui ?

La fabrication française est très clairement un atout pour tous les développements menés chez Aura Evolution. A plus long terme nous souhaitons aller vers une certification d’origine, de type Origine France Garantie, pour promouvoir cet avantage au plus près du consommateur final.

Billon est historiquement reconnu pour sa capacité d’adaptation, sa flexibilité, son agilité, et nous travaillons énormément sur des petites séries et sur de la personnalisation. Même si nous souhaitons à terme trouver un équilibre avec plus de grandes séries, c’est une réelle force de la société. Notre parc machine est assez diversifié pour répondre à toutes les typologies de demande aujourd’hui, que ce soit des petits ou grands volumes. Du côté des textiles techniques, nous développons en interne nos propres tissus afin d’être de plus en plus force de proposition sur les différents marchés, de l’automobile, de l’aéronautique, du sport ou autres, mais nous travaillons également sur cahier des charges selon les besoins spécifiques des clients.

Les clients historiques de Billon viennent avant tout pour le savoir-faire avant la fabrication locale. Même si c’est une entreprise du patrimoine vivant, elle reste une entreprise française au profil jeune et moderne. Billon is back !

Sur quels leviers l’industrie textile française peut-elle agir selon vous pour relever le défi de la pérennité et de la durabilité  ?

L’innovation !

La filière textile française souffre du même mal que les autres secteurs industriels nationaux, avec une faible capacité à réaliser qu’elle peut être réellement compétitive. Certains coûts restent certes plus élevés qu’à l’étranger, mais les méthodes d’automatisation totale ou partielle de process dont nous disposons aujourd’hui doivent nous faire reconsidérer l’activité industrielle sous un autre angle, non plus celui de la compétitivité prix, mais celui de la qualité, de la différenciation par l’innovation, de la performance durable.

C’est en train de changer, et en France, si un entrepreneur est innovant il peut être vraiment aidé et soutenu financièrement pour investir, limiter les risques et se développer… alors n’hésitons plus à créer ou à récréer les filières industrielles de demain.

Propos recueillis par N.Righi – Juin 2021

Visuels: Billon