Mode in Textile

Interview: Thibaud von Tschammer, Dirigeant du Groupe Deveaux

« Deveaux s’inspire du passé pour mieux vivre le présent et préparer le futur »

Telle est la stratégie clairement affichée par le Groupe Deveaux, spécialiste de la fabrication de tissus pour l’habillement, emblématique de l’industrie textile française. Ses performances dans ce secteur sont réalisées grâce à trois marques, Deveaux, Sprintex et Ercea, mais également à ses usines Teintures et Impressions de Lyon (TIL), Teintures et Apprêts de la Trambouze (TAT), son tricotage maille Henitex, et à l’intégration plus récente côté distribution des marques Jacqueline Riu et Armand Thierry .

Avec plus de deux cents ans d’activité, ce groupe familial présente une résilience exceptionnelle lui permettant de surmonter les crises majeures qui fragilisent le secteur. Si l’internationalisation, la croissance externe, la préservation des savoir-faire, mais aussi l’innovation et la modernisation continue des usines sont au cœur de cette capacité à se renouveler et à rebondir, c’est avant tout l’engagement familial et la volonté d’investir pour assurer un avenir durable qui porte le développement du Groupe.

Convaincu que l’investissement est nécessaire à la pérennisation et à la croissance de l’activité, Thibaud von Tschammer, Directeur Général du Groupe Deveaux, œuvre aux côtés de la famille Deveaux pour inscrire dans la durée une stratégie d’amélioration continue, autour de la valorisation des technologies, des savoir-faire et de la créativité, et d’une dynamique respectueuse de l’environnement. Il a accepté de revenir pour nous sur la démarche éco-responsable et très volontariste du Groupe, mais aussi sur les enseignements tirés de la crise sanitaire, des mutations du marché, en revenant sur un « art d’unir » qui fait la force du Groupe et qui s’est révélé encore plus essentiel lors de ces derniers mois.

Avec plus de deux cent ans d’activité, le Groupe Deveaux a déjà connu plusieurs environnements de crises économiques, et maintenant sanitaire. Qu’est-ce qui permet selon vous au Groupe de s’adapter ainsi aux changements?

Il est nécessaire de vivre cette crise-là, au même titre que les précédentes, comme génératrice d’opportunités. Et si nous aussi, nous la subissons comme d’autres dans notre secteur, la fabrication de masques dans laquelle nous sous sommes engagés dès le 15 mars dernier nous a permis d’avoir un projet, même éphémère, un objectif pour maintenir nos équipes en activité tout en étant utiles à la société, et de passer ensemble ce cap difficile.

Chaque crise est un accélérateur de changement. Ce sont des temps de profonde réflexion, que ce soit sur des stratégies d’optimisation des coûts ou de recherche de nouveaux clients, de diversification des marchés, mais également sur la nécessité de réinventer certains process, d’imaginer de nouvelles méthodes de présentations des collections. Positiver pour prendre conscience des marges d’amélioration au lieu de subir les événements fait partie de la philosophie et des forces du Groupe Deveaux. Et si cela n’est évidemment pas simple au quotidien, c’est l’esprit que nous tentons d’insuffler au cœur de nos usines et filiales.

Comment s’est effectué le retour à l’activité « normale » suite à la période de confinement instaurée dans le pays ?

Nous ne produisons plus de masques aujourd’hui, car ce n’était pas notre métier et qu’il reste très difficile de convaincre le consommateur de ne pas se tourner vers des masques jetables. La prise de conscience environnementale en la matière n’est pas encore assez marquée. Mais cette étape a réellement été profitable puisque cela nous a permis d’une part de générer un peu de trésorerie en période de crise économique, et d’autre part de valoriser le travail de nos équipes, engagées et motivées lorsque les masques manquaient à l’appel.

La reprise de notre activité traditionnelle s’est effectuée en adaptant l’ensemble de nos process au nouvel environnement économique et aux conditions sanitaires imposées partout dans le monde. Si nous avions déjà digitalisé une grande partie de nos collections, nos commerciaux n’avaient pas la possibilité de rencontrer nos clients en particulier dans certains pays étrangers, notamment sur les zones du grand export, en Amérique du Sud, aux Etats-Unis, en Asie. Une situation nouvelle qui suscite des interrogations, et nécessite de mettre en place de nouvelles solutions. Nous avons donc accéléré nos projets numériques.

C’est un des grands marqueurs de cette crise atypique : la mutation vers la digitalisation, la numérisation des process, s’est effectuée -parfois à marche forcée- chez de nombreuses entreprises du secteur pour gagner en agilité et en flexibilité. Est-ce également une grande tendance au sein du Groupe Deveaux, au sein duquel les unités étaient déjà très modernisées par exemple ?

Si nos unités de production sont déjà très majoritairement automatisées depuis plusieurs années, avec la mise en place de l’impression numérique par exemple, la digitalisation des process au sein des activités commerciales avait besoin d’être définie sur certains points, accélérée sur d’autres. Il nous faut imaginer la numérisation des datas de l’ensemble des sociétés du Groupe pour être en capacité de répondre aux nouveaux besoins du marché. C’est l’un de nos grands défis à relever au plus vite. Si la virtualisation des échantillons ne permet évidemment pas de remplacer la main, le toucher d’une étoffe, cela permet de gagner du temps dans nos échanges avec nos clients qui peuvent faire une présélection en ligne, ce qui, alors même que nous ne pouvons pas les rencontrer physiquement, permet de leur envoyer des robracks très personnalisés correspondant parfaitement à leurs besoins à l’instant T.

S’appuyer sur le passé pour préparer notre futur, c’est créer un trait d’union entre des archives centenaires et des machines modernes, entre la production de masse et le tailoring. Tous nos investissements sont orientés pour gagner la flexibilité nécessaire à cette union entre tradition et modernité. Cela a toujours été une constante dans la stratégie de développement de Mr Deveaux, et cela reste un axe fondateur sur lesquelles s’appuient ses enfants pour gérer le Groupe. Pour exemple, nous avons intégré directement l’impression jet d’encre dans nos unités de production pour créer cette flexibilité, alors que les industriels italiens l’avaient plutôt au départ mise en place pour l’échantillonnage et la création.

Le marché de l’habillement est en souffrance depuis plusieurs années, et les marquent mutent doucement sous la pression des consommateurs notamment.  Est-ce que la relation clients a évolué également pour le Groupe, avec de nouveaux profils, de nouvelles demandes, de nouveaux canaux d’échanges ?

Effectivement, la distribution textile est en pleine mutation. Si la rencontre physique reste importante, l’arrivée de jeunes start-ups proposant de nouveaux concepts, notamment de vente sur Internet, commence à redéfinir et à bousculer certains codes du secteur. Nous sommes donc très à l’écoute de ces signaux.  Notre marketplace numérique mise en place avec Première Vision nous est d’ailleurs très utile pour accompagner et répondre à cette mutation, et pour travailler avec des clients aux profils variés, des grands noms de l’habillement aux jeunes pousses qui apprennent à nous connaître par ce biais. Les jeunes créateurs, souvent animés par un désir d’une plus grande durabilité des vêtements, qui souhaitent faire fabriquer en circuit court, nous découvrent via la marketplace, ou sur Instagram, voire sur Linkedin par exemple.

Les réseaux sociaux s’avèrent être une formidable moyen de capter de nouveaux clients. C’est un exercice nouveau pour nous, mais nous apprenons à utiliser ces nouveaux outils qui nous rendent plus visibles, plus lisibles, et plus accessibles. L’histoire familiale du Groupe Deveaux se prête bien à l’exercice de la vidéo par exemple, cela nous permet de transmettre un message fort sur nos valeurs essentielles, que ce soit message soit technique, environnemental, ou plus émotionnel. L’humain est au cœur de notre fonctionnement, et paradoxalement c’est grâce aux réseaux sociaux que nous pouvons en parler au plus grand nombre aujourd’hui, faire découvrir nos métiers et les collaborateurs qui les exercent. Cela nous permet également de mettre réellement en avant et d’expliciter notre responsabilité sociale et écologique.

Sur ce dernier point, constatez-vous une évolution marquée vers une demande et l’utilisation de matières plus durables chez vos clients ?

Nous travaillons depuis plus d’une dizaine d’années déjà avec des matières plus durables, en particulier des fils issus de matières recyclées. Pour exemple, nous achetons des produits recyclés chez des filateurs espagnols, qui récupèrent des chutes de production pour en faire du fil recyclé. Si la démarche se voulait durable au départ, elle n’en restait pas moins également intéressante économiquement, car les fils recyclés sont de manière générale plutôt moins onéreux que des fils issus de matières vierges.

Aujourd’hui nous utilisons aussi du fil EcoVero™ de Lenzing par exemple, mais l’utilisation de ce type de matières reste fonction de la demande des clients car cela reste plus coûteux. Or le prix des produits doit impérativement rester raisonnable pour le consommateur final.

Le Groupe Deveaux est un précurseur en France dans le domaine de la transition éco-responsable puisque vous avez la première usine certifiée SteP by Oeko Tex en France, depuis fin 2019. Pourquoi avoir engagé une telle démarche, avec quelles difficultés, et quels sont les potentiels projets à venir dans ce domaine ?

C’est un engagement solide de l’ensemble du Groupe que nous avons pris en faveur d’une activité la plus éco-responsable possible. L’accompagnement de l’IFTH est dans ce domaine essentiel, concrétisé par notre certification SteP by Oeko Tex à l’automne 2019. SteP a été un argument phare, un moteur pour engager nos équipes dans une démarche de progrès global, alors même que des problématiques d’utilisation et d’impact sur l’eau existaient chez TIL et que nous souhaitions trouver une solution pour pérenniser l’activité de l’usine.

Les améliorations recherchées devaient nous permettre de maîtriser notre prix de revient, voire de le baisser car nous sommes convaincus de cette nécessité d’investir pour l’avenir, et de ne pas subir la concurrence sur les coûts environnementaux. Qualité de l’eau, consommation d’énergie, de matières, de colorants…tout le process a été passé à la loupe. D’autres usines du Groupe devraient engager cette même démarche vers une certification SteP, avec pour objectif de pouvoir valoriser l’engagement éco-responsable SteP, et plus globalement Made in Green by Oeko Tex puisque nous sommes également certifiés OekoTex Standard100, sur l’ensemble de nos productions, auprès de tous nos clients.

Finalement, la principale difficulté que nous rencontrons aujourd’hui est d’être les seuls certifiés SteP en France, par manque de connaissance des autres acteurs de la filière, et donc de motivation, pour engager ce processus de certification durable. Le rôle des syndicats professionnels et du centre technique de filière me semble vraiment important, d’une part pour informer et accompagner de nouvelles usines vers ce progrès durable, qu’elles soient implantées en France, ou que ce soit des sous-traitants en Afrique du Nord, ou en Europe de l’Est ; d’autre part pour mieux valoriser en aval cette certification de responsabilité sociale et environnementale auprès des marques, des distributeurs, et les engager avec nous dans cette démarche. Ces derniers font face à une mutation de leurs marchés, et ils doivent apprendre à être moins « opportunistes », et à travailler de façon collective avec les industriels fabricants, à s’investir dans la durée.

C’est toute la chaîne de valeur qui doit être mobilisée, l’amélioration continue doit être collective, engagée à chaque étape de fabrication du produit. C’est ce que demande le consommateur final, répondre à ce besoin est absolument nécessaire pour arriver à se différencier et à pérenniser la filière textile-habillement française dans la durée. Le storytelling est important, l’histoire est centrale dans l’acte d’achat, mais il ne faut pas des paroles en l’air dans une publicité, pas de greenwashing ! Les confectionneurs, en France ou au Maghreb, doivent être « décomplexés » face à ces démarches éco-responsables, car tout le monde sera gagnant au final, la chaîne de production, la marque, comme le consommateur final.

Créer le lien avec ce consommateur est important, la certification est-elle un des moyens phares de le faire sur l’aspect métiers, de le rassurer sur le respect des valeurs revendiquées par les entreprises (durabilité, éthique…) ?

Je pense que l’avenir valorisera de plus en plus des labels certifiant des démarches globales d’entreprises, comme le font SteP ou Made in Green, plutôt que des produits plus ou moins certifiés. Est-ce qu’un produit certifié recyclé est meilleur qu’un autre ? Est-ce qu’un produit certifié bio écarte d’office un autre produit non bio en magasin aux yeux d’un consommateur final ? Il me semble qu’il serait plus clair, plus lisible pour le marché de valoriser une démarche d’amélioration continue d’une entreprise. C’est d’ailleurs ce que l’on peut retrouver chez certaines des nouvelles applications proposées par les start-ups dans ce domaine, qui cherchent à évaluer et comparer des stratégies d’entreprises et non des produits.  Des entreprises qui cherchent à mieux gérer leurs déchets, à consommer moins de matières premières, moins d’énergie…des entreprises plus responsables.

Il faut absolument que le consommateur soit un acteur bien informé lors de son acte d’achat. Or il entend depuis plusieurs années que l’industrie textile est l’une des plus polluantes au monde. Cette information s’ancre dans les esprits, et il devient plus qu’urgent d’expliquer que l’industrie textile européenne est sans doute la plus réglementée au monde, et donc une des plus propres, avec un bilan carbone optimisé, un impact environnemental et social suivi et maîtrisé.

Vous êtes des spécialistes du textile dédié à l’habillement, mais vous venez de prendre des parts dans le capital de Clim8, une des start-ups françaises les plus en vues dans le domaine du textile intelligent en ce moment, un spécialiste du textile thermorégulant. Pourquoi un tel investissement hors activité traditionnelle ?

Il y a des années les nouvelles idées venaient des services de R&D internes au sein des groupes industriels. Aujourd’hui, elles viennent très souvent de jeunes start-ups, ce qui poussent les groupes à entrer au capital de ces jeunes pousses.

Nous ne sommes pas experts du textile à usage technique, mais ce sont les fondateurs de Clim8 qui nous approchés, car nous avons l’expertise industrielle du textile. Ils ont pleinement conscience d’avoir une bonne idée, un concept novateur, ils connaissent la technologie à mettre idéalement en œuvre, et ont même les premiers clients intéressés mais la phase d’industrialisation est particulièrement sensible.  Ce type de produit textile dit intelligent doit pouvoir à terme être fabriqué sur une chaîne de production classique à un prix de revient acceptable pour être compétitif sur le marché.

Concernant le Groupe Deveaux, investir dans Clim8 nous permet de faire un premier pas vers le textile plus technique, tout en nous apportant une activité à façon pour notre métier de brodeur par exemple. Cela ouvre par ailleurs des voies de réflexion vers de nouveaux développements sur nos métiers jacquard. Nos clients traditionnels du secteur de l’habillement ne sont actuellement pas demandeurs de telles technologies, mais cela devient intéressant dans les domaines du sportswear ou du vêtement professionnel. Pourquoi ne pas imaginer pouvoir livrer à moyen terme un client du domaine du sportswear avec un tissu imprimé jet d’encre chez nous et fonctionnalisé pour être chauffant ou autre chez Clim8 ?

Quelle serait selon vous une des mutations les plus marquées du secteur de l’habillement ces dernières années ?

Le marché évolue avec la montée en puissance du digital. Historiquement, nous avions des experts métiers, modéliste, styliste, ou autre, qui créaient des nouveaux concepts en s’appuyant sur les produits déjà industrialisés. Aujourd’hui, vous avez une multitude de jeunes sociétés, de jeunes talents, qui arrivent sur le marché avec des nouveaux concepts, souvent très intéressants mais non encore industrialisés. Notre expertise consiste à de plus en plus les accompagner et à trouver des solutions pour mettre en production ces nouvelles idées, si elles nous semblent pertinentes.

Nous avons assisté ces dernières années à la montée d’une première génération de marques « digital natives » qui a réussi à lancer des concepts forts sur le marché et à aller chercher des clients, notamment autour du made in France, et de la fabrication éco-responsable. Mais une deuxième génération est en marche, peut-être encore mieux armée car elle a déjà une cliente captive: c’est la génération des blogueuses, des influenceuses. Elles connaissent exactement les besoins, les préférences et les envies de leurs communautés, en particulier via Instagram. Elles sont donc encore plus percutantes car leur analyse du marché est plus fine, plus juste. Souvent influenceuse pour le compte de marques au départ, cette génération commence à réfléchir à, pourquoi pas, à se développer en nom propre. La France est très dynamique en la matière, et s’il y a un passage de témoin un peu difficile entre une partie de l’ancien monde de la mode et le nouveau, les idées ne manquent pas et leur transformation sur ce marché en mutation est à suivre, et mieux encore, à anticiper.

Avez-vous une technologie textile « coup de cœur » sur laquelle miser pour l’avenir?

La créativité que permettent nos technologies jacquard est infinie !

Le marché sous-exploite le champ des possibles et l’univers créatif ouverts par ces machines. Souvent par manque de connaissances de notre potentiel, le marché se limite souvent dans se demandes. Or, nous concernant nous faisons déjà du sur-mesure de qualité, il est dommage de se priver encore aujourd’hui d’opportunités à saisir dans ce domaine.

Propos recueillis par N. Righi – Novembre 2020