Mode in Textile

Interview: Romain Lescroart, PDG de Sophie Hallette

Plus d’un siècle de savoir-faire mis régulièrement en valeur par les plus grands noms à travers le monde. Sous la lumière des projecteurs depuis le mariage princier britannique en 2011, la dentelle de Calais-Caudry fait pourtant partie depuis très longtemps de l’univers du luxe, de la rareté, de l’exception.

La Maison Sophie Hallette, fondée en 1887, évolue ainsi à pas feutrés mais avec une démarche résolument moderne au sein d’un secteur textile en constante remise en question.  Son dirigeant Romain Lescroart perpétue ainsi la tradition familiale et œuvre au quotidien pour le maintien d’un savoir-faire français et d’une valeur ajoutée unique. Également Président de la Fédération française des dentelles et broderies, et membre du Conseil d’Administration de l’Union des Industries Textiles, il a par ailleurs fait le choix du collectif pour soutenir et promouvoir la filière française.

Reconnaissance de ce patrimoine et de tout son potentiel, la maison Chanel a ainsi choisi en 2016 de parier sur l’avenir en intégrant de façon minoritaire de capital de Holesco, maison mère de Sophie Hallette (dont Romain Lescroart est le président), elle-même ayant intégré par ailleurs le calaisien Codentel et le caudrésien Dentelles MC.  Romain Lescroart a accepté de nous livrer quelques mots sur tout ce qui fait toute l’audace et l’actualité d’une belle maison française, qui puise dans ses racines l’énergie nécessaire pour satisfaire à la promesse d’un produit français d’exception.

Après la crise du secteur textile de 2008, vous avez misé sur une stratégie ambitieuse entre héritage traditionnel et audace. Communication, innovation, développement international, acquisitions externes, et préservation de savoir-faire, sont les facteurs clés de la renaissance et de la consolidation de votre activité. Comment se sont opérés ces choix ces dernières années ?

Toute la motivation et l’envie d’avancer part d’une conviction qui nous est vraiment chevillée au corps, et  qui est la promesse des pères fondateurs de notre métier. Nous portons un héritage, qui nous dépasse, vis-à-vis duquel nous avons l’obligation morale d’être à la hauteur. Assumer la responsabilité de conduire une manufacture de dentelle Leavers c’est accepter de prendre le relai de porter le rêve de nos anciens.

Nos actions, les projets que nous menons découlent donc naturellement de cela, d’une grande ambition et de toute la riche histoire de notre métier. Nos actions sur différents sujets sont souvent à mener de front,  et cela touche donc à plusieurs domaines comme cités précédemment : développement produit, intégration verticale, gestion de l’image, développement commercial, etc.

Avec nos collaborateurs, nous partageons une belle aventure, qui continue et nous l’écrivons du mieux que nous le pouvons, avec toute notre énergie et nos idées, en prenant du plaisir au quotidien, tout en persistant, bien entendu à œuvrer dans un environnement qui se veut particulièrement incertain.

Cet attachement quasi viscéral à des savoir-faire uniques au monde, reconnus récemment par le prix Liliane Bettencourt pour l’intelligence de la main, est-ce ce qui a permis à Chanel de miser sur vous en particulier et de participer au capital ?

Je dirais que, de façon générale, l’on brille par sa capacité relative à se distinguer.  Dans un contexte donné, la maison Sophie Hallette s’est distinguée par rapport à la filière de dentelle, pour différentes raisons. A partir de là, les choses se sont faites naturellement. Dans cette grande maison du luxe, rayonnant sur le plan mondial, les équipes ont une capacité extraordinaire à écouter leur instinct, à prendre des décisions rapides, et nous aussi, nous nous sommes donc finalement juste trouvés.

Et c’est quelque chose de positif pour les deux parties.

La Fédération française des dentelles et broderies (dont vous êtes le Président) revendique depuis 2015 une marque collective, label nouvellement unifié baptisé Dentelle de Calais-Caudry regroupant les fabricants de dentelles leavers de Calais et de Caudry. Était-ce essentiel pour mieux vendre la qualité de votre production Made in France, voire pour lutter contre la contrefaçon ?

Être Président de cette Fédération c’est une occasion de faire vivre pour tout ce qui nous uni, dans la filière, le jeu du collectif, de porter haut les couleurs de la dentelle de Calais-Caudry, de faire vivre une belle marque collective de manière globale, d’avoir aussi une occasion de se parler et d’être ensemble sur des projets communs.

Nous avons modifié en 2015 le nom de la marque pré existante créée en 1958 (Dentelle de Calais) car elle n’était plus en phase avec la réalité économique de la profession. Nous l’avons ainsi redynamisée, et cela nous permet d’être plus visibles et d’avoir une communication commune sur l’essentiel, c’est-à-dire notre capacité à proposer un produit rare, un produit d’exception, porteur d’un patrimoine de 150 ans d’histoire. C’est donc aujourd’hui essentiellement un outil de communication

Concernant la protection de la propriété intellectuelle, cela n’est pas encore suffisant, car malgré le soutien des pouvoirs publics, notamment de la DGE, il nous manque encore des points essentiels de légalisation à mettre en œuvre. Pour mieux se prévenir du fléau de la contrefaçon, il faudrait en effet que nous puissions revendiquer une labellisation Indication géographique (IG) protégée, ce qui n’est actuellement pas encore le cas. Mais ce point est en réflexion, il est possible que nous le devenions, pour que cette marque soit reconnue comme un « sceau », un véritable engagement, contrôlé, ce qui donnera un poids supplémentaire en termes de gestion de la défense de nos droits.

L’innovation passe par la collaboration avec des écoles prestigieuses, comme avec le Sophie Hallette University Design Challenge, et la Central Saint Martins School ; pourriez-vous nous en dire un peu plus sur l’objectif de ces partenariats ?

Tout d’abord, il y a toujours un intérêt à se faire connaître le plus tôt possible, mais il s’agit également d’éduquer. En effet, la dentelle est un produit difficile à confectionner, il faut donc donner l’opportunité aux élèves de ces écoles de s’entraîner, d’apprivoiser l’étoffe et de se rendre compte de tout son potentiel. C’est une sorte d’investissement à long terme, un peu abstrait mais très intéressant et très important pour le futur.

Et nous sommes  également très heureux de pouvoir soutenir tous ces jeunes créateurs, les générations futures, et si nous pouvons leur permettre de réaliser de belles choses et de s’épanouir dans leurs études, alors nous en sommes très heureux.

Britain’s Catherine, Duchess of Cambridge waves as she travels to Buckingham Palace in the 1902 State Landau, along the Procession Route, after her wedding to Britain’s Prince William in Westminster Abbey, in central London April 29, 2011. Prince William married his fiancee, Kate Middleton, in Westminster Abbey on Friday. (ROYAL WEDDING/ PROCESSION) REUTERS/Paul Hackett (BRITAIN – Tags: ROYALS ENTERTAINMENT SOCIETY)

Le concours Sophie Hallette University Design Challenge a quant à lui été créé il y a quelques années avec les meilleures écoles de mode britanniques, notamment après la mise en valeur médiatique de notre dentelle sur la robe de mariée de Kate Middleton. Nous réfléchissons actuellement à faire évoluer un peu son format dans les mois qui viennent. Et il y a beaucoup d’autres écoles dans le monde qui sont intéressantes et nous avons tissé un réseau international, aux Etats-Unis, à Singapour, en Australie…nous avons toujours des idées !

Est-ce que l’aspect environnemental et durable est une demande de plus en plus forte de vos clients, notamment dans le luxe ? L’engagement durable fait-il partie de vos actions prioritaires ?

Nous agissons toujours de façon simple, logique, pragmatique, et de la façon la plus cohérente possible. Nos choix de développement sont fondés sur des promesses et des valeurs anciennes. Aussi, de manière logique encore une fois, s’il nous est techniquement possible et permis de trier nos déchets, de les revaloriser, d’utiliser de l’énergie plus verte pour teindre nos produits, etc., alors même que les clients finaux attendent de nos produits à haute valeur ajoutée qu’ils soient plus durables, nous avançons bien entendu naturellement dans ce sens.

Nous ne faisons pas de nos actions durables un argument marketing car ce sont des promesses finalement induites. Petit clin d’œil, le concours sur la revalorisation des chutes de dentelles que nous avons lancé permet quand même de démontrer qu’il y a des choses possibles et envisageables dans le domaine de la création.

Par ailleurs, nous avons par exemple été les premiers à commander à un de nos filateurs un fil de soie certifié GOTS, nous achetons également du fil de coton certifié, ainsi que de la viscose FSC car nous estimons que c’est ainsi que nos produits demeureront nobles, selon les critères d’aujourd’hui. Nous allons ainsi progressivement vers l’intégration plus systématique du biosourcé dans nos lignes de production, et nous investissons depuis plusieurs années dans un matériel de teinture plus performant et plus écologique, moins gourmand en eau, énergie et produits chimiques, car la technologie nous le permet aujourd’hui.

La promesse même induite est grande, et il faut être cohérent, ne pas décevoir et s’inscrire dans le temps présent.

Concernant l’image de Sophie Hallette, vous êtes très actifs sur les réseaux sociaux avec Facebook, mais surtout l’incontournable média de la mode Instagram. Parallèlement à cela, votre présence reste importante sur les grands salons internationaux par exemple. Pourquoi continuer à miser sur les deux axes, digital et présence physique ? 

Être présents sur les salons que nous estimons les plus importants est une nécessité commerciale en B to B, il y a un côté indéniablement pratique pour tous nos clients acheteurs.

Les réseaux sociaux nous servent essentiellement à créer et entretenir notre notoriété, à être en contact direct avec nos clients et les stylistes dont, bien sûr, l’utilisateur final, le consommateur. Ils nous permettent de partager avec notre communauté, qui s’intéresse à la mode et aux produits que nous fabriquons.

Cela s’avère aujourd’hui d’autant plus indispensable que la concentration des acteurs B to C dans le secteur du luxe s’accentue ainsi que la captation de l’image. Le digital nous permet de faire vivre notre image directement auprès de notre public. Cela permet de faire connaître les coulisses, de dévoiler quelque peu les mystères de la création et de faire rêver, par nous même, autour de notre métier et de notre nom, vers nos clients et le client final qui semble de plus en plus intéressé par ce qui se passe derrière la grande scène.

La transmission des savoirs est importante dans votre métier, recruter de nouveaux collaborateurs est parfois difficile. Faites-vous vous aussi face à ce problème, et plus largement, quels sont,  à votre avis, les leviers à mettre en œuvre pour améliorer cela ?

Nous avons la chance de bénéficier, d’une certaine aura inhérente à l’industrie du luxe. Cela nous permet de rencontrer des profils intéressants à recruter, des candidats plus diplômés, qui présentent un intérêt volontaire pour nos métiers rares et notre activité artisanale.  Un réel changement se fait sentir avec le retour de la valeur du « fabriqué en France », qui redevient un vrai vecteur d’épanouissement pour de plus en plus de personnes en quête de sens.  Je citerais ainsi un livre qui traite parfaitement de cela, intitulé « Éloge du carburateur – Essai sur le sens et la valeur du travail » (de Matthew B. Crawford) qui montre toute la nécessité de toucher à la matière, de comprendre, de s’adapter pour finalement développer une meilleure capacité d’analyse et de réflexion, de s’épanouir.

Une des conséquences de ce changement, pour former aux métiers particuliers qui sont les nôtres et qui constitue un challenge pour nous est d’accompagner ces changements au niveau de notre management, vis à vis de ces nouvelles générations ; promouvoir et soutenir le tutorat est une voie essentielle de formation à développer, il est ainsi vital d’aider l’entreprise à devenir le centre de formation de demain si nous voulons relever ce challenge de la transmission des savoir et savoir-faire. Car il est certain qu’il y a aujourd’hui, dans notre métier comme dans beaucoup d’autres, une certaine raréfaction des compétences, notamment dans la fabrication, la maintenance ou dans le contrôle qualité, et l’équilibre reste fragile.

Comment envisagez-vous l’avenir de la filière mode textile habillement française ?

Pour qu’une filière perdure, elle doit pouvoir exister au cœur d’une chaîne de valeurs viable sur le plan économique en France. La combinaison de nos coûts plutôt élevés et de nos savoir-faire souvent exceptionnels permet de tracer une perspective pour notre filière dans le sillon de nos géants du luxe qui se portent très bien et ont besoin de nous.

A l’image de ses succès planétaires la filière française, dans son ensemble, doit donc, continuer à travailler pour faire reconnaître la valeur de ce qu’elle produit, pour se réinventer, se réaffirmer, pour aller chercher de la valeur ajoutée et mêlant son savoir-faire avec une grande liberté créative, la vendre et ainsi pérenniser l’activité.

Les places sont rares et donc chères, le challenge est quotidien et nous devons tous devenir des athlètes pour relever chaque défi.

Les phénomènes de banalisation et de contrefaçon sont importants, mais dans notre univers il y a toujours un original et une copie ; cette réelle différence, existe fondamentalement, et c’est sur celle-ci qu’il faut se concentrer.

Propos recueilli par N. Righi – septembre 2018

Credit Photos: Sophie Hallette