Mode in Textile

Interview: Olivier Ducatillion, Dirigeant de Lemaitre Demeestere

Quel point commun peut exister entre une chemise respectueuse de l’environnement, le 500ème anniversaire du Château de Chambord, ou bien encore un prototype de rideau climatiseur avec le MIT américain ?

Le lin bien évidemment !  Ou plus exactement le spécialiste national du tissage du lin, la société Lemaitre-Demeestere.

Située dans les Hauts de France, cette PME plus que centenaire tisse aujourd’hui près de 400 000 mètres de lin chaque année, notamment pour les plus grands noms de l’ameublement et de la décoration, mais aussi pour le prêt-à-porter.

Aux commandes depuis septembre 2008, Olivier Ducatillion a littéralement transformé le modèle économique de cette PME généraliste du tissage de fibres naturelles pour en faire une spécialiste du lin haut de gamme reconnue à l’international. Au cœur de son projet d’entreprise citoyenne : la valorisation d’une fibre durable, écologique, aux multiples atouts, dont la France peut se targuer d’être le premier pays producteur mondial et qui répond aux besoins de nouveaux consommateurs en quête de traçabilité et de confiance.

Sous l’impulsion de son dirigeant, promoteur engagé du « made in France », Lemaitre Demesteere est devenue une référence en associant innovation, persévérance, savoir-faire, réactivité et compétitivité. Sur des machines de tissage à l’ancienne (métiers à plat) sont fabriqués les tissus en lin les plus modernes comme les plus ancestraux. Unique en son genre également, la boutique en ligne propose du lin vendu au mètre ou en produit fini, 100 % Made in France.

Fier des valeurs de confiance, qualité, et respect porté par son activité, Olivier Ducatillion met son énergie et sa combativité au service d’une industrie textile habillement plus vertueuse. Convaincu par la force du collectif, engagé depuis plusieurs années au sein des groupements professionnels textiles, il dirige encore aujourd’hui la représentation de l’Union des Industries Textiles des Hauts de France et œuvre pour relever les défis du secteur, en termes d’innovation, de valorisation du made in France, de développement durable et responsable, mais aussi de formation et de recrutement. Echange avec un dirigeant passionné et engagé.

L’activité de votre entreprise repose sur des savoir-faire âgés de 180 ans ; pourtant l’innovation est nécessaire pour se démarquer de la concurrence, comment pourriez-vous la définir au sein de Lemaire Demesteere ?

Nous avons cette chance d’être au service d’une « vieille dame » née en 1835, dont l’âme et l’histoire marquent encore forcément aujourd’hui l’ensemble de notre activité. Mais effectivement, il est impossible de vivre aussi longtemps sans se remettre en question, afin de préserver à travers les années l’équilibre entre tradition et modernité, puisqu’évidemment le marché a considérablement évolué depuis la création de la PME !

Notre définition de l’innovation n’est donc pas uniquement technologique, elle est également immatérielle, managériale, organisationnelle…Elle se présente sous de multiples facettes, mais toutes constituent aujourd’hui notre ADN de spécialiste du lin.

Deux importants tournants de notre histoire peuvent les illustrer. Le premier est le passage d’une fabrication de gammes sur stocks à la vente de rouleaux au mètre, qui nous a permis d’apporter de la valeur ajoutée à nos produits. Le second, en 2014, est la mise en place d’une stratégie digitale, avec le lancement de la boutique en ligne (lindefrance.com), la présence sur les réseaux sociaux tels Facebook, Instagram, Pinterest, ou encore Youtube, et la mise en place de partenariats avec des blogueurs-euses.

Mais depuis deux ans, c’est sur la digitalisation des process dans leur ensemble que nous misons, pas seulement pour la relation client. Au sein de notre usine, la numérisation a bien avancé. C’est particulièrement le cas pour le contrôle qualité, avec l’intégration d’un système automatisé de détection des défauts, en liaison avec notre ERP, mais aussi au niveau de la logistique grâce à des codes-barres sur les stocks, à scanner par des terminaux wifi…il nous reste encore de nombreuses choses à intégrer mais le mouvement est lancé, nous réinventons notre chaîne de production en mode LEAN.

Vous dites « En 2008, on avait trois clients qui faisaient 80% de notre chiffre avec trois articles, on ne vendait rien en dessous de 500 mètres. Aujourd’hui on a 250 clients et on vend au mètre sur internet ».  Avez-vous constaté un vrai changement dans l’acte d’achat des consommateurs, un changement qui alimente la stratégie d’innovation ?

L’innovation est, de fait, portée par le marché, car nous avons pu toucher grâce au web de nouveau clients, venus de nouveaux secteurs. C’est ainsi que nous avons lancé notre offre « sur-mesure » pour le prêt-à-porter ; il y a encore quelques années nous ne travaillions même pas pour l’habillement !

Nous sommes maintenant capables de proposer des produits très légers comme des tissus très lourds. Ces derniers peuvent paradoxalement présenter un tombé très souple et une sensation douce au toucher. Ce type de tissu difficilement imitable – nous sommes quatre dans le monde à maîtriser cette technique- est d’ailleurs devenu une des signatures de l’entreprise. Nous sommes aussi une référence sur les tendances coloris pour le lin…

Notre agilité d’entreprise à taille humaine nous permet de nous adapter et d’être réactifs, en réponse aux nouveaux besoins. Notre montée en gamme nous a obligé à repousser les limites de nos machines. Parfois même, innover a consisté à revenir en arrière, à retrouver des fonctionnalités anciennes sur nos matériels.

C’est aussi l’intérêt grandissant pour le fabriqué en France qui nous pousse à faire toujours mieux, même si nous n’avons pas attendu que cela soit « à la mode », étant moi-même quasiment un « intégriste » du made in France depuis longtemps.

Usine de tissage Lemaitre & Demeestere – Halluin (Photo Sebastien Rande / Studio Cui Cui)

Mais avant tout, notre bilan carbone est tout à fait exceptionnel dans le secteur de la mode et du textile, avec une production effectuée 100% localement. Nos plus « lointains » sous-traitants sont situés à 25 kilomètres tout au plus. Il n’y a pas de greenwashing, d’opération marketing de grande ampleur derrière nos produits en lin, celui-ci est tout simplement intrinsèquement bon pour la planète. Et s’il y a encore quelques années on ne nous prenait pas vraiment au sérieux, le consommateur a considérablement changé. Ces dix dernières années, toute une partie de la population est devenue plus sensible au développement durable, à la responsabilisation de la production. Le lin est recyclable, il est vertueux, acheter du lin est donc un véritable acte citoyen.

Vous faites donc acteur et finalement partie d’une filière mode et textile plus responsable, avec une des fibres les plus durable au monde. Mais le développement durable fait aussi partie de vos propres engagements stratégiques, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la « Green Attitude» de l’entreprise?

En interne, notre philosophie consiste avant tout à s’assurer que l’ensemble de nos collaborateurs connaissent parfaitement le lin et tous ses avantages. Toute une pédagogie a été mise en place, et chacun peut ainsi être fier de son travail, s’approprier la matière. La communication interne est vraiment le socle de notre engagement durable.

Plus formellement, nous trions puis recyclons 100% de nos déchets de production, déchets dont nous nous servons pour refaire de la matière. Nous avons de la chance, c’est plus simple nous travaillons avec une matière écologique pour remporter l’adhésion des collaborateurs de tout âge !

Au-delà de l’entreprise, je suis convaincu que chaque chef d’entreprise a un rôle à jouer que ce soit auprès de ses équipes qu’envers les consommateurs. Car chacun d’entre nous est un consommateur ; et celui de demain sera sans doute meilleur, mais aussi plus catégorique, plus censeur dans son acte d’achat. Il va falloir gagner sa  confiance, car sa capacité à boycotter un produit sera plus importante. Le mouvement de responsabilisation a commencé dans l’agroalimentaire, cela touchera aussi le textile.

Plusieurs demandes d’information sur nos sites internet, de clients potentiels ou même d’acteurs du marché, nous prouvent le besoin existant de pédagogie de la population sur le caractère durable et écologique de nos tissus, il y a encore beaucoup de confusions dans le domaine. Et même si le rapport au prix restera important -parfois même toujours primordial pour une certaine partie irréductible de la population fast-fashion- , des changements radicaux sont à venir.

La société revendique un certain nombre de labels, est-ce important de pouvoir légitimer, rassurer aujourd’hui avec ces outils formels de traçabilité ?

Bien sûr, car s’il est essentiel de gagner la confiance de nos clients, il faut également la garder. Cela nécessite d’être transparent dans notre chaîne de production, d’assurer la traçabilité de nos tissus.

Ceci est particulièrement vrai concernant la notion de production française, le made in France ayant pu être  galvaudé par certaines entreprises peu scrupuleuses. Les labels France Terre Textile et Entreprise du Patrimoine Vivant nous permettent d’assurer à nos clients que la production est bien française à plus de 75%  et que le savoir-faire historique est de qualité. Enfin, le label Masters of Linen est un véritable gage de traçabilité pour notre lin cultivé en Normandie et dans les Flandres, garantissant qu’aucun achat n’est effectué en dehors de l’Europe, et par conséquence que son bilan carbone est bon. Notre entreprise est d’ailleurs le seul tisseur en France à être labellisé « Masters of linen ».

La filière lin est porteuse, affichant environ 10% de croissance par an, et demande de nouvelles capacités, de nouvelles compétences. Comment relevez-vous le défi du recrutement et de la préservation des savoirs et savoir-faire ?

Voilà sans doute notre plus grand challenge aujourd’hui !! La gestion des ressources humaines et des compétences ressemble à un véritable casse-tête actuellement, avec deux grandes problématiques. La première : trouver des personnes qualifiées et formées, ce qui nous pousse à renforcer notre process de formation interne. La seconde, et peut-être la plus difficile à résoudre : trouver des personnes qui acceptent de travailler dans une usine. Il m’arrive parfois de me concentrer sur deux points principaux en entretien de recrutement : être capable d’arriver à l’heure à son poste…et avoir envie de travailler !

Il est malheureux de constater que notre secteur, au même titre que l’industrie de manière générale je crois, souffre d’une image encore trop dévalorisée. Car nous proposons des métiers porteurs et une filière qui a de l’avenir. Charge à nous industriels, en collaboration avec les syndicats professionnels, de travailler sur les chantiers de l’attractivité et du recrutement, car il s’agit d’un enjeu crucial pour la survie et du développement de l’industrie textile française. French Tex est un bel exemple à suivre et à promouvoir dans le domaine où une filière entière se mobilise pour attirer des candidats.

Charge à nous également d’être « créatifs » dans nos processus de recrutement. Chez Lemaitre Demesteere , nous misons par exemple sur la cooptation , qui consiste pour chaque collaborateur à recommander une personne de son réseau pour un poste. Cela fonctionne plutôt bien, permet d’impliquer chacun d’entre nous, et aussi parfois d’assurer la transmission des savoirs entre un père et son fils.

Dans l’univers de la mode, de nombreuses entreprises font le pari de la personnalisation des produits, voire de la cocréation, notamment grâce au service en ligne et à la digitalisation, est-ce une stratégie envisagée pour l’avenir ?

Sur l’ensemble des demandes d’information entrantes sur nos sites web, il existe effectivement cette demande de personnalisation, notamment au niveau des couleurs. Nous proposons déjà le « sur mesure » pour les rideaux. Entrer dans une logique de personnalisation fait partie d’une certaine logique en réflexion. Sous quelle forme, totale, partielle, …les possibilités sont multiples.  La prise de conscience est réelle, nous y arriverons un jour !

Quelle tendance de fond pourrait selon vous impacter la filière dans les années à venir ?     

Assurément ce besoin de transparence et de traçabilité de plus en plus demandé par les consommateurs.

Nous entrons dans une nouvelle ère, celui du « je veux tout savoir », « dites-moi la vérité », « je veux savoir pourquoi je peux vous faire confiance ». Et nous, fabricants, nous n’aurons plus le choix, car quand le doute s’installe, il se propage très rapidement. Le consommateur est prêt à entendre que nous faisons des efforts que nous nous améliorons, qu’il n’est pas toujours facile de changer rapidement les choses, mais il n’accepte plus qu’on lui mente. Et il a raison !

Propos recueillis par N. Righi – Octobre 2019

Visuels: Lemaitre Demeestere