Mode in Textile

Interview: Michel Guéguen, Dirigeant d’Armor-Lux

Emblématique, intemporelle, incontournable, symbolique, iconique…tous ces superlatifs vont à l’indémodable marinière française !

Fondée en 1938, la non moins célèbre société bretonne Armor-Lux voit son activité de bonneterie, essentiellement dédiée au sous-vêtement, évoluer dans les années 70 avec l’extension de sa gamme aux produits de dessus, avec les marinières et pull marins, jusqu’à devenir leader du marché.

Lors de son rachat en 1993 par deux industriels bretons, Jean-Guy Le Floch et Michel Guéguen, la PME générait environ 15 millions d’euros de chiffre d’affaires. Aujourd’hui, le Groupe Armor Lux vend cinq millions d’articles par an, représentant 95 millions d’euros consolidés en 2019.  Armor Lux a 82 ans et deux millions de ses articles sont toujours fabriqués chaque année à Quimper, grâce à des choix stratégiques assumés, acquisitions de marques, investissement dans l’innovation et le développement durable, diversification vers le vêtement professionnel….

L’objectif affiché est maintenant de dépasser la barre des 100 millions de ventes à fin 2020, en France grâce à 80 boutiques détenues en propres ou en affiliation, et à l’export. Michel Guéguen nous parle de cette société fière de ses valeurs bretonnes, de son savoir-faire, et de ses valeurs essentielles : qualité, cohésion sociale importante, innovation et l’éthique. Autant de fondamentaux qui, combinés à l’envie d’innover et la curiosité sans bornes de ses dirigeants, devraient permettre à l’entreprise de mener à bien ses projets d’internationalisation accrue et d’entreprise du futur.

Intemporalité et héritage français sont des valeurs clairement affichées par la Société, avec la marinière comme porte-drapeau. Pourtant, vous avez réussi à moderniser ce pull iconique et ses déclinaisons produits. Comment la créativité prend-elle vie au sein de l’entreprise ?

Concernant le prêt-à-porter et la lingerie, nous faisons confiance à notre équipe de stylistes, spécialisés par grande marque (Armor-Lux, Bermudes, Berac…) et par techniques de fabrication (maille, chaîne et trame). Nous leur demandons par ailleurs de puiser leurs inspirations dans les codes identitaires et les valeurs de la Bretagne ! Deux nouvelles collections sont proposées chaque année, et nous faisons de l’actualisation inter saisons via des opérations spécifiques cinq à six fois par an, comme pour la Saint Valentin, Noël, ou autre.

Nous avons notre propre bureau d’études, dans lequel œuvrent une vingtaine de collaborateurs, mais aussi un atelier de prototypage, et un outil de production maille intégré verticalement du tricotage (100 métiers à tricoter) à la finition en passant par la teinture, l’ennoblissement, la coupe, etc. Concernant les autres étoffes chaîne et trame, et les tissus textiles techniques, nous les achetons en Europe et éventuellement en Asie.

Salons, réseaux, veille, tout est mis en œuvre pour alimenter notre stratégie de recherche et développement. Mais l’innovation vient aussi des capacités uniques de notre outil industriel, puisque nous sommes les seuls au monde à pouvoir proposer une marinière de plus de 10 couleurs de rayures entièrement tricotées ! Cela ouvre le champ des possibles et permet de répondre à l’ensemble de nos inspirations.

Armor-Lux est internationalement connue pour sa marinière, mais vous avez également diversifié la marque jusqu’aux vêtements techniques professionnels, souvent soumis à réglementation. Comment vous êtes-vous adaptés à ces nouveaux marchés, fonctionnant en général sur cahier des charges et appels d’offres ?

Au début des années 2000, nous travaillions déjà pour La Poste sur quelques vestiaires particuliers, des pulls en laine et des t-shirts en coton. Lorsque la voie de l’externalisation de l’ensemble des vestiaires a été posée au sein de La Poste, celle-ci a lancé un appel d’offres qu’Armor-Lux a remporté. Et c’est vraiment cette étape qui nous a ouvert la voie du vêtement professionnel.

C’est une activité particulière puisqu’il s’agit ici de répondre à des cahiers des charges stricts, qui “brident” forcément un peu la créativité. Une équipe spécifique a été structurée, représentant aujourd’hui une trentaine de personnes qui gèrent les réponses aux appels d’offres, mais qui mettent aussi en place des systèmes informatiques dédiés à chaque vestiaire d’entreprises par exemple, lorsque nous remportons les marchés. Concernant la fabrication des vêtements, comme cité précédemment, nous sommes principalement sur une production sous-traitée à l’étranger même si certains donneurs d’ordres (SNCF, Carrefour…) ont fait le choix de fabriquer une partie de leur vestiaire en France. Notre . Notre bon rapport qualité/prix nous permet d’avoir la confiance de nombreuses entreprises, comme la SNCF, Eiffage, Vinci, des collectivités comme la Région Bretagne, et toujours La Poste bien évidemment, pour n’en citer que quelques-unes. Près de 40% de nos ventes sont maintenant générés par le vêtement professionnel, et nous espérons développer encore cette activité.

Vous êtes acteurs d’une filière mode et textile qui se veut de plus en plus responsable. Le développement durable fait partie de vos engagements stratégiques, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur les éléments clés de la démarche RSE de l’entreprise ?

Si produire à l’étranger une partie de l’activité est inévitable pour préserver nos emplois en France, et contribuer au développement économique de notre région, la sensibilisation des consommateurs aux problématiques de la mondialisation nous demande bien évidemment d’être responsables de nos actes et de notre impact sur notre planète. C’est pour cela que nous connaissons personnellement les dirigeants de nos partenaires sous-traitants, nous visitons régulièrement les usines. Par ailleurs, nous commandons des audits externes, en particulier dans les domaines de l’environnement et de l’éthique, effectués par le cabinet international d’audit PWC.

Nous sommes depuis fin 2019 certifiés ISO 14 001 pour notre système de management environnemental, qui démontre notre capacité à intégrer l’environnement dans notre stratégie et nos activités.

La problématique de fin de cycle est extrêmement importante dans notre secteur, nous avons donc travaillé sur des solutions globales de gestion de la fin de vie des vêtements, ce qui a déjà permis de récupérer 200 tonnes de vêtements usagés, pour le recyclage ou la valorisation énergétique. Mais d’autres voies sont développées, explorées. En partenariat avec la société Cornilleau, les tissus en coton et polyester issus des chutes de production et vêtements hors d’usage d’Armor Lux sont en effet maintenant découpés et broyés, avant d’être transformés en granulés et injectés pour fabriquer sa raquette de ping-pong éco-conçue Softbat, qui se compose à 20% du recyclage de fibres textiles.

Nous récupérons nos papiers usagés avec le service de collecte de La Poste RECY’GO Papiers, avons installé des éclairages à LED pour économiser l’énergie, produisons la majeure partie de nos vêtements avec du coton biologique certifié GOTS, avons obtenu les certifications AFAQ 26000, Oeko-Tex™ et Fairtrade/Max Havelaar entre autres …Il est obligatoire d’être transparent sur notre impact et notre réel engagement pour être plus responsables, il n’y a pas d’autre choix possible aujourd’hui, et les certificats et labels nous permettent de formaliser nos actions, de respecter les besoins d‘information des consommateurs. Il y a une vraie prise de conscience générale, et ce depuis plusieurs années maintenant, de la nécessité de se tourner vers une activité de plus en plus responsable. Mais ceci n’est finalement que du bon sens !

Vous proposez très régulièrement de nouvelles collaborations, comme avec Agnes B, Jott, Cyrillus , et même récemment  le  musée d’art moderne de New York (MoMA). Qu’est-ce qui vous fait franchir le pas vers une nouvelle capsule, une nouvelle aventure ?   

Une certitude, nous avons des équipes commerciales extrêmement efficaces !! Mais au-delà de leurs actions de prospections, nous sommes très souvent sollicités directement par nos réseaux, par des entreprises avec qui nous partageons les mêmes valeurs. Et c’est le seul point véritablement essentiel dans une collaboration, être sur une même longueur d’onde, tout le reste n’est pas limitant, au contraire nous ne nous interdisons rien !

Concernant le MoMA par exemple, c’est l’histoire et les légendes autour de la création de la marinière classique aux 21 rayures, un vêtement très codifié, qui avait déjà séduit le Musée lors d’une première exposition en 2017. Et c’est finalement assez naturellement que l’idée d’une nouvelle marinière leur est venue, une marinière aux couleurs du Rainbow Flag et comportant 7 couleurs dans le cadre de la célébration des 50 ans de la Gay Pride.  Nous avons pu répondre à cette demande car notre outil industriel nous permettait de le faire.

Nous aurons d’ailleurs bientôt l’occasion de proposer une collaboration Armor-Lux x Kickers, les fameuses chaussures indémodables à la fois authentiques et modernes, comme notre marinière.

Une autre collaboration atypique est celle entreprise dans le domaine des vêtements intelligents et connectés, avec la start-up E-mage-in-3D. Pourriez-vous nous dire quelques mots de ce développement autour d’une combinaison intelligente pour lutter contre les Troubles Musculo Squelettiques (TMS)?

L’idée de départ vient du fondateur de la société bretonne E-mage-in-3, sensibilisé à la problématique des troubles musculosquelettiques générés par la répétition des tâches dans certaines industries, comme l’automobile et l’agro-alimentaire par exemple.  Avec son équipe, il a imaginé une solution logicielle et matérielle qui, grâce à des capteurs intégrés à un vêtement et à la technologie Motion Capture, aide à l’identification et la prévention des TMS en faisant l’analyse du mouvement en temps réel pour chaque poste de travail.

De notre côté chez Armor-Lux nous cherchions à intégrer de la technologie dans le vêtement, via notre cellule de recherche et développement ArmorTech.  De manière assez naturelle, au-delà d’une idée de chiffre d’affaires mais avec une grande curiosité, mais nous avons donc fabriqué autour d’un intérêt commun cette combinaison connectée confortable et sans fil en Bretagne.  Et nous avons même créé une société commune, qui permet de distribuer aujourd’hui aux clients le produit TMS Studio, composé de la combinaison et de la solution logicielle dédiée.

De nombreuses entreprises font le pari de la personnalisation des produits, et vous l’avez déjà mis en place avec le service en ligne « Ma marinière ». Vous avez d’ailleurs également modernisé votre magasin historique en ce sens l’année dernière.  Proposer plus de personnalisation est-il un relais de croissance fort pour la marque ?

La personnalisation des vêtements est proposée depuis plus de trois ans sur notre site internet, et cela fonctionne plutôt bien, notamment sur les produits pour enfants. Une nouvelle étape a été franchie l’année dernière dans notre magasin de Quimper, avec l’installation à côté de notre usine d’une nouvelle boutique baptisée « Le vêtement unique », où sont proposés entre autres de l’impression numérique, de la broderie, le « click & collect », avec des écrans intégrés dans le magasin pour plus d’interactivité, pour une nouvelle expérience d’achat…bref tout ce qui permet nos clients de rendre la relation avec nos clients unique.

Ce nouvel univers nous permettra de tester d’autres nouveautés susceptibles d’être déployées dans notre réseau de boutiques composé aujourd’hui de plus de 80 unités. Ce que nous constatons aujourd’hui, c’est que notre proposition attire et intéresse les clients, c’est donc encourageant.

Comment imaginez-vous l’usine textile du futur idéale, et comment relevez-vous le défi de la préservation des savoirs et savoir-faire, notamment en confection ?

Notre métier d’industriel est mature, et même s’il est nécessaire de rester informé et curieux des nouvelles technologies, l’enjeu se situe pour nous certainement plus d’une part sur l’installation d’un mix intelligent et efficace entre les aspects physiques et digitaux, mais surtout d’autre part sur la préservation de notre capital humain et de notre cohésion sociale. Si nous sommes attachés à notre outil industriel, nous le sommes encore plus à nos collaborateurs.

Comme les autres industriels du secteur, nous sommes confrontés à la fois la disparition des filières de formation spécifiques en France, aux besoins en recrutements, et aux départs à la retraite à venir, en particulier sur l’activité confection. Deux opérations de formation interne importantes ont donc déjà été menées, avec la formation et le recrutement en CDI de 15 personnes en 2010, et de 11 personnes en 2017. D’autres seront sans aucun doute nécessairement menées dans les mois à venir.

Et si le secteur industriel souffre toujours d’une certaine défiance chez les chercheurs d’emplois et les jeunes générations, ouvrir les portes de l’entreprise nous permet de mieux faire connaître notre métier. A l’heure du retour en grâce du « made in France », à nous de « rééduquer » le consommateur, de l’informer sur les difficultés et les coûts inhérents au maintien d’une production en tout ou partie sur le territoire, mais aussi de lui faire prendre conscience de la richesse de nos savoir-faire et de l’importance de pérenniser autant que possible les emplois en France.

Propos recueillis par N. Righi – Février 2020

Visuels: Armor-Lux