Mode in Textile

Interview : Karim Behlouli, Directeur général de la société Eco-Technilin

C’est un passionné du secteur textile et de son infini potentiel de développement.
Ingénieur diplômé de l’ENSAIT, Karim Behlouli est aujourd’hui non seulement Directeur général de la société Eco-Technilin, mais également le nouveau Directeur du pôle lin du Groupe Cap Seine, et le Président de la commission Agromatériaux du Pôle de compétitivité Industries et AgroRessources (IAR).

Avec 10000 tonnes de produits mis sur le marché chaque année, EcoTechnilin est le leader français pour la fourniture de produits nontissés à base de fibres naturelles, en majorité lin et chanvre. Un marché international, très technique, où l’innovation peut faire la différence notamment auprès des grands équipementiers du secteur des transports.Si l’industrie automobile reste son premier client, Karim Behlouli n’hésite pourtant pas innover pour valoriser ses savoir-faire dans d’autres secteurs comme le bâtiment ou plus récemment la filtration. Une prise de risque réfléchie, toujours maîtrisée, mais une stratégie gagnante au vu de la croissance de l’entreprise, et une ouverture aujourd’hui vers de nouvelles opportunités avec l’intégration d’EcoTechnilin au sein du Pôle Lin de Cap Seine .

Entretien avec un dirigeant visionnaire, et promoteur d’une filière française des agro-composites à haut potentiel.

Axe essentiel de votre stratégie de développement, comment pourriez-vous définir le processus d’innovation aujourd’hui au sein d’Eco Technilin ?

Depuis 2011 nous avons recruté des collaborateurs en R&D, ce qui n’était pas forcément le cas avant. Ceci nous a permis de structurer notre développement, en innovant non seulement dans nos produits mais également dans notre organisation. Le benchmark est important pour nous ; nous sommes par exemple inspirés d’un grand groupe de l’industrie chimique pour formaliser notre process de R&D. Tous nos projets passent ainsi par 4 étapes : une idée présentée de manière étayée à un comité de sélection, la recherche, le développement, et enfin l’industrialisation du produit.
Nous prenons des risques maîtrisés, et ne faisons rien sans en évaluer l’intérêt économique. Mais étant positionnés sur un métier à la croisée des chemins entre les non-tissés fibres naturelles, issus du monde textile, et l’univers des composites unidirectionnels, nous contribuons aussi à la connaissance scientifique, en intégrant des thésards issus des meilleures écoles et universités dans notre domaine, comme l’Université de Caen, l’Université Lasalle de Rouen, le laboratoire IRLD de l’Université Bretagne Sud, ou encore l’URCA de Reims pour ne citer qu’elles. Cela nous donne accès à des compétences extrêmement pointues en modélisation, en caractérisation des propriétés vibro-acoustiques, et en caractérisation des interfaces, ce qui est absolument primordial pour avancer dans le domaine des composites et des interactions renfort fibreux/résine.
Ne faisant rien au hasard, nous prenons exemple sur ce qui fonctionne. C’est le cas pour la R&D, mais également pour d’autres process comme la supply chain, la réponse aux besoins des clients, en allant regarder ce qui est mis en place du côté d’un groupe comme LVMH par exemple. Des audits internes sont régulièrement organisés afin de nous améliorer, sur le modèle du Lean Management. Mais nous essayons aussi de « casser les codes », comme avec des entretiens de recrutement via des « pitchs » réalisés par les candidats, qui permettent de détecter des talents. Enfin, côté environnement, nous venons d’être certifiés ISO 14001, car si l’innovation est ancrée dans notre ADN, dans notre état d’esprit, elle doit être économiquement « durable ».

Que vous apportent les collaborations engagées avec d’autres acteurs au sein de la filière, notamment à travers les projets de R&D ?

Nous avons actuellement plusieurs projets en cours. Le projet CAULIBRI mené en collaboration avec la Direction Générale de l’Armement (DGA) est un peu en dehors de nos applications habituelles, car il porte sur des composants innovants pour de futurs engins spatiaux !
Plus structurant, le projet NEPFLAX financé sur fonds Feder doit permettre de produire des composites performants et légers mais économiquement plus compétitifs que les produits proposés actuellement. Dans la continuité, FLOWER va quant à lui nous permettre de remplacer la fibre de verre utilisée actuellement comme renfort dans les pavillons des automobiles par de la fibre naturelle tout en restant compétitif et performant. Les premiers prototypes ont déjà été plébiscités par nos partenaires de la filière automobile.
RECYTAL, en collaboration avec l’ADEME et sous l’impulsion du Pôle IAR, a permis de situer les points de recyclabilité existants lors du cycle de vie d’un produit biocomposite pour l’automobile ; il vient de se terminer et le résultat nous permet de mieux valoriser les chutes de production des équipementiers de rang 1, en thermocompression. C’est un vrai succès puisque près de 30% des déchets sont aujourd’hui revalorisés. Le process est d’ailleurs en cours de qualification chez un de nos clients polonais, et de grands constructeurs sont intéressés. Notre principale difficulté reste de réduire le time to market, avec cette nécessité de passer par un temps de qualification assez long dans la filière automobile.
Un peu différent des autres, le projet SINFONI a quant à lui atteint son ambitieux objectif : permettre à l’ensemble des acteurs de la filière de se comprendre et de parler le même langage en termes d’innovation produit, de supply chain, etc. Les fiches techniques et méthodes de caractérisation produites permettent d’avoir une vision d’ensemble des opportunités et contraintes de chaque acteur, et de pouvoir éviter les ruptures de management de la qualité des bio-composites et donc de contrats et d’engagement, en particulier dans le secteur automobile.
Grâce à ce type de projet, chaque maillon de la chaîne de valeur prend réellement conscience de son besoin réel. Une bonne offre c’est de proposer le juste produit, demandé par le client selon un cahier des charges défini, au juste prix. Et le comité de pilotage et l’assemblée générale de SINFONI ont eu une véritable volonté d’ouverture vers l’ensemble des parties prenantes de la chaîne de valeur pour être en capacité de véritablement structurer une filière agro-composites française.

Avec le rachat début 2017 d’Eco-Technilin par le groupe Cap Seine a été annoncé la création d’un « pôle lin » aux nombreuses complémentarités. Est-il possible de dresser un premier bilan de synergies déjà mises en œuvre à mi-année 2018 ?

Le Groupe Cap Seine a défini une vraie stratégie de structuration d’un « Pôle Lin » autour de ses valeurs qui sont « les hommes, le territoire, l’innovation ». Après l’acquisition de Linéo, start up prometteuse positionnée sur le segment des voiles de lin et préimprégnés, Cap Seine a fait l’acquisition d’Eco-Technilin, complément de gamme et de savoir-faire dans le domaine des non-tissés, et du Groupe FIR, celui-ci intégrant un peignage (Linière de Saint Martin) et une filature polonaise. Avec notre nouvelle usine polonaise, nous avons donc un véritable Pôle Lin, que je dirige aujourd’hui, construit autour de 5 entreprises parfaitement complémentaires, représentant un total de 250 salariés et 30 millions d’euros de chiffres d’affaires.

Les premières synergies se situent au niveau de la mutualisation de plusieurs fonctions clés, comme la Direction générale mais également la possibilité de recruter de nouveaux talents, un responsable qualité, un contrôleur financier et un responsable comptabilité, ce qui n’était pas envisageable au sein des entités séparées. Et si Linéo était déjà physiquement présente dans les locaux d’Eco-Technilin, c’est cette dernière qui va prendre en gérance de l’activité commerciale et le support technique des produits développés par Lineo, pour une meilleure mutualisation des ressources.

Historiquement fournisseur de l’industrie automobile, la diversification vous a permis de booster votre activité notamment dans le domaine du bâtiment (produits d’isolation acoustique Feutralin). Vous pariez maintenant sur le secteur de la filtration, avec votre nouveau produit Biosorb®, primé en 2017 par le Prix de l’Agrobiobase. Pouvez-vous revenir pour nous sur la génèse d’un tel produit innovant ?

Je fonde énormément d’espoirs sur Biosorb®, c’est un produit qui peut réellement aider à sauver notre planète !

Au départ il y a une thèse réalisée au sein de la société Pe@rl, sur les possibilités de traitements des métaux lourds. L’étude du comportement de l’écorce des arbres s’est révélée particulièrement intéressante, avec pour preuve de concept des écorces broyées intégrées dans un feutre permettant de filtrer les métaux lourds de manière très performante. Pe@rl a donc cherché une entreprise capable d’industrialiser ce concept, à base de non-tissés fibres naturelles. Lorsque nous nous sommes rencontrés, nous n’avons pas hésité une seconde même si les investissements étaient importants, tant cette innovation 100% biosourcé est révolutionnaire.

Biosorb® est une solution très économique, qui permet de traiter très efficacement l’ensemble des métaux lourds (plomb par exemple), ne rejette absolument jamais ce qu’il absorbe, et fonctionne également avec les métaux précieux (or, palladium…). Autre intérêt majeur, Biosorb® permet de traiter également les produits phytosanitaires, ce qui présente un vrai moyen de traitement des eaux de ruissellements par exemple, mais également avec les radionucléides (radioactivité naturelle). Un nouveau bac phyto destiné aux agriculteurs est déjà disponible sur le marché, intégrant un filtre Biosorb® qui permet aux utilisateurs d’éviter d’inhaler des produits toxiques et de préserver leur santé ; il est par ailleurs recommandé par le Ministère de l’Agriculture.
Nous avons aujourd’hui l’exclusivité de production et nous sommes prêts. Reste à lancer la démarche commerciale, proposer des démonstrateurs aux clients. Cela ne peut que fonctionner !

Votre nouvelle ligne de production d’aiguilletés a été inaugurée fin 2017 dans le sud de la Pologne. Se rapprocher des donneurs d’ordres est-il aujourd’hui impératif pour rester compétitif à l’international ?

Nous étions arrivés à saturation de capacité de notre outil industriel en France. Lorsque la question d’une nouvelle implantation s’est posée, le choix s’est naturellement imposé. En effet, la société est située en Normandie, avec la proximité du port du Havre qui facilite toutes les transactions vers le Grand export. Or en Europe, nous ne sommes finalement un peu excentrés pour pouvoir alimenter le marché intérieur.

S’implanter en Europe de l’Est permet d’être plus proche du client et de limiter les coûts de transport, car il faut que le prix du non-tissé soit peu élevé pour rester compétitif dans le secteur automobile. Notre usine polonaise a donc été inaugurée fin 2017, avec une équipe exceptionnelle et une machine flambant neuve permettant de traiter de gros volumes, dégageant ainsi des capacités dans notre entité française pour développer de nouveaux produits comme le Biosorb par exemple, avec une marge brute plus importante.

Quel est votre sentiment sur l’évolution à venir de l’industrie textile française dans les prochaines années ?

Notre industrie a de beaux jours devant elle, et si le coût du travail sur le territoire est déconnecté de la réalité économique et des arbitrages des consommateurs, l’automatisation de plusieurs étapes de fabrication permet de réduire le gap. Avec une demande de plus en plus importante en produits connectés, avec l’obsolescence inhérente à ces technologies, le besoin d’avoir des circuits courts performants va de plus en plus s’imposer.
Le monde avance très vite, mais la France est bien positionnée, elle a toute sa place, même si l’Allemagne a de très bons arguments elle aussi ! Une inquiétude pourtant, les grandes écoles textiles sont de plus en plus « absorbées par d’autres écoles, parfois prestigieuses. Il nous faut pourtant pouvoir recruter de jeunes talents, qui ont « envie de casser les codes », c’est ce qui fera la force de l’industrie textile française de demain.
Et puis ne pas oublier que la force du textilien, c’est qu’il a dû, par la force des choses, ancrer dans son ADN qu’une crise est toujours possible, et il a une capacité à rebondir vraiment exceptionnelle !

Quel(le) technologie ou produit vous a surpris ou interpellé ces derniers mois ?

La vitesse de développement de l’intelligence artificielle sans aucun doute.
Un monde d’opportunités s’ouvre devant nous, avec le risque d’une véritable scission entre deux univers opposés : celui de ceux qui prennent le train en marche, et ceux qui le regardent passer en refusant d’intégrer les nouvelles technologies. Il faudra donc rester vigilant à l’avenir afin d’éviter cela.

Propos recueillis par N. Righi – juin 2018