Mode in Textile

Interview: Catherine et Jean-Philippe COUSIN, Dirigeants de FILT1860

Il est le point commun entre le filet à provisions rencontré sur les marchés, un porte-bébé pratique et confortable, et l’un des derniers sacs désignés par la célèbre marque Longchamp. Lui, c’est le filet fabriqué par la société française Filt1860.

Labellisée Entreprise du Patrimoine Vivant, Filt fait partie de ces PME de plus de cent ans d’âge (160 ans !) portée par une envie permanente d’innover, mais aussi une capacité à affronter des crises et à investir à contre-courant, pour proposer de nouvelles solutions. Son filet à provisions historique, très prisé dans les années 70 pour sa praticité, connaît une belle notoriété internationale, et a même fait son grand retour avec un design renouvelé jusque sur les podiums de la Paris Fashion Week.

A la tête de ce spécialiste des textiles techniques tels que filets, cordons et écharpe de portage, Jean-Philippe Cousin et son épouse Catherine sont également les propriétaires de la PME depuis 2006. Et si le filet à provisions est redevenu la star de l’atelier, l’entreprise s’est diversifiée et a développé des produits techniques pour d’autres applications industrielles, comme des filets pour l’automobile ou l’agriculture, ce avec du coton, du fil d’acier, du kevlar et encore bien d’autres matières. Entre gestion, technique et créativité, le duo de dirigeants est complémentaire et peut compter sur les savoir-faire et l’engagement des salariés, l’innovation, le développement durable et la réactivité. Mais c’est avant tout le bon sens, la logique et un certain instinct de survie développé avec l’expérience qui sont de véritables forces pour mener la stratégie de développement de la société au quotidien.

Catherine et Jean-Philippe Cousin ont accepté de revenir pour nous sur les projets de cette belle PME textile, étendard de la fabrication de qualité 100% française.

Pourriez-vous nous présenter en quelques mots les spécificités de l’activité de Filt aujourd’hui ?

Filt a la chance de réaliser ses produits sur des métiers à tricoter Raschel, un savoir-faire aujourd’hui peu répandu sur le territoire, puisque nous sommes moins d’une dizaine d’entreprises à pouvoir le proposer. Les connaissances et les compétences se transmettent donc en interne puisqu’il n’existe aujourd’hui plus aucune filière de formation en France. Nous continuons à fabriquer des produits finalement très traditionnels, comme les filets à provisions, alors même que nos clients nous sollicitent pour une très grande technicité, pour des performances technologiques. Le textile technique ne veut pas dire seulement textile connecté ou autre. Filt a été fondée sur des valeurs d’innovation, d’audace, et cela continue aujourd’hui, mais rend l’entreprise peut-être un peu difficile à définir ou à classer.

Notre identité est la fabrication de textiles très techniques avec pourtant une partie de nos produits destinés directement au grand public. La moitié de notre activité est réalisée avec ces produits BtoC, tout en restant hors habillement, l’autre moitié des ventes est générée par les applications techniques. Notre savoir -faire technique est donc applicable à tous !

Est-il possible de dresser un premier bilan chez Filt au terme de cette année 2020 hors normes ?

Nous avons réussi à terminer cette année plutôt renforcés par la crise, sous plusieurs aspects. D’un point de vue strictement économique, les ventes de nos produits ont perduré, nous en avons même développé de nouveaux, ce qui a évidemment protégé la société de trop forts aléas financiers.

Du côté humain, c’est une période atypique qui a encore plus fédéré l’ensemble des collaborateurs autour d’un projet commun et essentiel, en l’occurrence la fabrication de masques. Si celle-ci n’avait aucun objectif commercial, elle a par ailleurs ouvert les portes d’une plus grande collaboration avec les autres acteurs de la filière. Nous avons rencontré des personnes formidables durant ces mois atypiques. Et nous avons même pu embaucher deux personnes parmi les recrutements en CDD effectués pour produire les 120 000 masques finalement confectionnés.

Nos équipes ont surtout eu le sentiment d’avoir donné tout ce qu’elles pouvaient durant cette « aventure » extraordinaire. Tout a été réalisé en France en gardant en tête nos valeurs, en s’appuyant sur nos savoir-faire, nos collaborateurs, et c’est une grande fierté. Cette société œuvre depuis 160 ans pour proposer de la qualité made in France, avec une farouche volonté de ne pas céder à la délocalisation. Les masques sont fabriqués avec un tissu tissé sur le territoire, les attaches également, la confection est normande, l’emballage est traité par un CAT partenaire de longue date, et une carte de France apparaît sur la notice d’utilisation afin que le consommateur puisse accéder à ces informations. Pas question de faire un masque pour faire un masque, nous souhaitions que le design, la qualité soient en adéquation avec notre ADN et nos convictions. Il était primordial de ne pas céder à la panique et de garder tout notre bon sens, avec les hauts et les bas inhérents à une période de crise. Les équipes sont très fières du travail effectué, et cette ligne de conduite nous a permis de reprendre notre activité classique fin juin, lorsque le marché des masques s’est relativement stabilisé. Nous avions tellement de demandes sur les filets à provisions, produits que nous maîtrisons, que le retour à l’activité normale a été plutôt aisé.

L’activité de votre entreprise repose sur des métiers et savoir-faire historiques, elle est d’ailleurs labellisée Entreprise du Patrimoine Vivant ; pourtant l’innovation est nécessaire gagner des marchés, pour se démarquer de la concurrence, comment se traduit-elle au quotidien ?

Comme dit précédemment, l’innovation fait partie de l’ADN de Filt, et chaque collaborateur est susceptible d’y contribuer. Toutes les idées sont bienvenues et écoutées, que ce soit pour créer ou faire évoluer un produit ou un process. Et surtout, très souvent, nous mettons en place les conditions pour tester ces idées, entre deux changements de référence sur un ligne de production par exemple.

Mais les innovations naissent aussi des besoins exprimés par nos clients. Pour exemple, en pleine période de confinement nous avons été sollicités sur un simple coup de téléphone pour développer un filet capable de traiter des hydrocarbures ! En seulement quelques jours nous avons échangé sur les attentes du client, et développé un premier prototype. Cela a également été le cas avec une demande d’une agence de design qui souhaitait que nous développions un sac spécifique, à qui nous avons pu proposer un échantillon en moins d’une dizaine de jours.

L’innovation est possible car les équipes sont extrêmement réactives, curieuses, agiles. Elles sont une véritable force, et cela fonctionne encore une fois et comme nous le faisons depuis le début de l’aventure, en suivant notre bon sens. C’est ce qui nous permet de gagner des marchés.  Aussi, pas question de teindre un filet en coton biologique ! Si la logique veut que ce sac impacte moins notre planète qu’un autre grâce une culture biologique, quel intérêt de le teindre avec des colorants chimiques en utilisant des ressources supplémentaires en eau ou en énergie ? Il est important de garder une très grande cohérence dans chacune de ses actions si nous voulons travailler en pleine confiance.

L’équipe Filt est engagée pour la première fois dans un projet européen de recherche appelé INdiGO, pour quelles raisons avoir cette fois-ci choisi un projet collaboratif pour innover ?

Nous avions déjà travaillé, suite à une demande de valorisation de fils biosourcés à base d’amidon de maïs, sur un prototype de filet marin biodégradable destiné en particulier à la mytiliculture. C’était il y a une dizaine d’années, et à l’époque, si le produit final semblait performant, le marché quant à lui n’était pas encore prêt à changer de méthodes et d’outils de travail. Nous en étions donc restés là, d’autant plus que nous manquions de validations scientifiques pour prouver les performances du produit et en faire un argument de vente.

Il y a deux ans, ce projet européen INDiGO a été mis en place pour favoriser le développement d’engins de pêche biodégradables pour la prévention des pollutions maritimes. Il nous a semblé prometteur, puisque nous avions nous même ce retour d’expérience, et que les partenaires mobilisés étaient ceux qui nous avaient manqué dix ans avant, de type IFREMER, universités technologiques, experts des bioplastiques etc. Le projet est bien engagé, et nous attendons avec impatience les matières premières sélectionnées pour passer à l’étape de la fabrication des filets. C’est également une expérience en termes de gestion car ce type de projet collaboratif à l’échelle européenne demande une attention et un suivi particulier. Nous apprenons et découvrons le fonctionnement très cadré des programmes, le mode de répartition des financements, … c’est intéressant d’apprendre aussi dans ce domaine-là.

Durabilité et responsabilité sociale sont donc des marqueurs fort de l’ADN de Filt ?

Le respect et la responsabilité au sein et en dehors de l’entreprise sont des prérequis chez nous. Chacun a un rôle à jouer dans notre histoire. Nous avons été tous les deux éduqués dans le respect de notre environnement au sens large. Il ne nous viendrait pas à l’idée de jeter nos papiers dans la rue, pourquoi jetterions-nous sans réfléchir nos déchets de production par exemple. Nous trions nos cartons et nos palettes depuis que cela nous est possible, depuis plus de 15 ans. Chaque palette est réutilisée, réparée ou revalorisée selon son état. L’impact carbone est également limité car nous fabriquons sur le territoire .

Des bobinoirs permettent également de valoriser les restes de fils des fonds de cônes. C’était bien entendu un investissement au départ, mais il est largement amorti dans la durée. Aujourd’hui, sur l’ensemble du coton que nous utilisons, nous constatons moins de 1% de déchets à l’issue du process de fabrication. Nous améliorons en continu nos machines pour abaisser drastiquement les taux de défauts. Et nous sommes en capacité de stocker plusieurs mois de la matière afin de l’utiliser seulement au moment opportun pour l’utiliser et ainsi limiter les restes. Les marges réalisées sur un produit de fabrication française restent limitées, il est donc nécessaire d’optimiser nos process pour que nos productions soient économiquement intéressantes.

Cette manière de travailler est d’ailleurs au cœur même de la genèse de notre fameux filet à provision ! En effet, c’est à l’époque où nous fabriquions des porte-bébés en filet, avec de très beaux cotons colorés à destination du marché japonais, que nous nous sommes interrogés sur la meilleure façon de valoriser nos restes de matière. Les filets sont ainsi, en partie grâce à ce recyclage de fin de lots, redevenus des produits emblématiques de Filt.

Entre vintage et modernité, le « fabriqué en France » proposé par Filt a-t-il gagné en reconnaissance sur le marché avec la crise ?

En réalité, la notion de « fabriqué en France « est depuis longtemps un argument de vente important à l’export, et un peu plus de 50% de nos ventes sont réalisées à l’international en grande partie grâce à cela, mais force est de constater qu’il le devient aussi auprès des français depuis quelques années.

Les valeurs qu’il véhicule, comme l’impact sur l’emploi local, l’impact carbone moindre, la qualité du produit, sont en accord avec ce qu’attend le consommateur aujourd’hui, encore plus en temps de crise. En cela, il renforce la tendance au vintage revenue en force et qui se pérennise depuis quelques temps également, avec un retour aux valeurs « refuges », à la récupération, aux produits simples mais efficaces et durables dans le temps comme les verres Duralex ou la Fiat 500.

Et n’oublions pas que la réglementation elle-même soutient la fabrication de ces derniers, avec notamment l’interdiction relativement récente des sacs plastiques par exemple, qui a boosté l’intérêt des consommateurs pour les solutions alternatives, en particulier les filets à provisions.

Est-ce ce respect de la qualité française qui a réuni deux entreprises très différentes, la vôtre et la célèbre marque Longchamp, autour d’un projet commun ?

C’est effectivement une belle rencontre, entre deux univers, deux Entreprises du Patrimoine Vivant, l’une avec son iconique sac Pliage mondialement connu, et l’autre avec un filet à provision typiquement français. Et ce projet est né d’un inattendu coup de téléphone, celui de Sophie Delafontaine, directrice artistique de Longchamp, qui appréciait simplement notre filet, et qui avait imaginé cette possible collaboration ! Une relation « simple comme un coup de fil » qui a évolué en une confiance réciproque, avec une réelle histoire à raconter autour d’un sac, valorisant le même respect des mains expertes qui fabriquent nos produits, et également, c’est important, une logique réciproque dans le choix du circuit de distribution.

Nous avons en effet fait le choix de proposer un filet de qualité à nos clients, qui n’est pas proposé en grande distribution mais dans une sélection de boutiques indépendantes, en accord avec nos valeurs. Nos talents sont valorisés avec le produit, et le prénom de chaque couturière apparaît dans chaque filet fabriqué de ses mains. Les personnes qui vendent nos sacs en boutique sont en capacité de vendre au client non plus un « simple » filet français, mais une véritable histoire.

Cela fonctionne également sur les salons, sur les évènements grâce auxquels nous réalisons une partie de nos ventes, car nous sommes tous les deux physiquement présents sur les stands. Le ressenti sur le produit est alors immédiat, le contact direct avec le client crée un lien qui permet de prolonger et de transmettre cette histoire. Le produit n’est plus seulement vu comme utile, il a une raison d’être qui va bien au-delà de sa fonction primaire. Pour l’anecdote, afin de garder un lien avec les clients que nous ne pouvons actuellement plus rencontrer ici ou à l’étranger, nous avons profité d’une période plus calme pour solliciter nos couturières et leur proposer d’appeler ces clients, non pas dans une démarche commerciale mais simplement pour avoir de leurs nouvelles. Elles ont accepté, et cette opération de communication « plaisir » s’est révélé comme un beau moment de partage, d’échange et d’écoute pour tout le monde.

De nombreuses industriels du textile ont accéléré leurs projets numériques durant la crise, est-ce le cas aussi chez Filt ?

Filt est effectivement en pleine accélération !  Nous étions auparavant dans un bâtiment qui devenait vétuste, et avons fort heureusement achevé notre déménagement avant la crise sanitaire ; dans le même temps notre nouveau site internet a été lancé, en mars 2020, ce qui nous a permis d’être beaucoup plus agiles et réactifs. Mais le passage à un site d’e-commerce nous a aussi demandé une réflexion beaucoup plus globale sur la gestion des données, notamment avec la nécessaire mise en conformité aux règles de protection des données -le fameux RGPD- ou l’adoption de protocoles indispensables à la sécurisation des données de l’entreprise.

Comme tout déménagement, celui-ci nous permis de constater certains manques, et nous avons investi plus de deux millions d’euros en 2019 pour travailler dans un atelier neuf, avec des lignes de production fonctionnelles et optimisées, avec uniquement des machines à tricoter électroniques, … Il était essentiel de mettre à disposition de nos équipes un nouvel environnement de travail moderne et agréable. Et c’est devenu encore plus important ces derniers mois car nous travaillons beaucoup sur la mise en ligne de visites virtuelles de nos ateliers. Nous avons même dernièrement accueilli des drones pour les filmer de l’intérieur !

L’industrie du futur est celle qui doit s’adapter aux générations qui arrivent sur le marché du travail, à nous de l’imaginer pour ces nouveaux profils, de mettre en place les toutes les conditions nécessaires pour que ces jeunes soient fiers de leurs métiers, de leurs savoirs et de leur savoir-faire, et de leurs usines.

La communication via les réseaux sociaux est-elle ainsi devenue une composante essentielle pour toucher au plus près les clients, ou pour recruter de nouveaux collaborateurs ?

Si auparavant Filt n’était que la dénomination de la société, aujourd’hui elle est devenue une véritable marque, qui a donc besoin de renforcer sa notoriété, de transmettre ses valeurs, de proposer un contrat de confiance durable avec les consommateurs. A l’ère d’une consommation numérique de plus en plus « boulimique » d’informations courtes et percutantes, nous apprenons aujourd’hui à mieux utiliser les réseaux sociaux qui nous permettront de valoriser nos 160 ans d’expérience auprès d’un large public.

La vidéo est notamment un support de communication universel, compréhensible par le plus grand nombre à travers le monde. Elle nous permettra par ailleurs de montrer aux jeunes générations, connectées et consommatrices de vidéos, la grande modernité de nos ateliers textiles français, alors même que notre filière souffre encore d’une image désuète, vieillissante, et trop peu attractive.

Enfin, comme nous étions intégrés à un projet de tourisme industriel dans notre région, c’est un moyen intéressant de faire vivre les projets. Nous envisageons également de développer des produits avec des QRCode pour favoriser encore plus l’interactivité via le digital.

La préservation et la transmission des savoir-faire est une problématique globale de l’industrie textile habillement française, quelles actions avez-vous mis en place au sein de Filt pour la gérer ?

C’est dans la sauvegarde des savoir-faire que la transition numérique a commencé, puisque nous filmons depuis plusieurs années l’ensemble des opérations effectuées au sein de l’entreprise. La plupart des finitions et de l’assemblage est réalisé à la main par exemple. Ce projet d’archivage vidéo est né d’un apprentissage à nos dépends, puisque lorsque nous avons eu cette idée de relancer le filet à provision, le tricotage ne posait pas de problème mais nous n’avions pas anticipé le fait que nous n’avions plus aucune compétence sur l’assemblage spécifique du filet au sein de l’entreprise. Nous n’avons pas eu d’autre choix que de solliciter une ancienne salariée partie en retraite, qui fort heureusement a accepté de nous aider, pour réapprendre et réintégrer la technique nécessaire à cette étape majeure du process.

La transition numérique est nécessairement au service du savoir-faire, elle ne peut exister sans ce dernier. Pouvoir compter sur cette sauvegarde des savoir-faire nous permet de former facilement les nouveaux arrivants en interne, et ainsi d’être plus libre de recruter de nouveaux collaborateurs principalement sur le savoir-être et sur le comportement, les valeurs de respect et de responsabilité si essentielles et auxquelles nous attachons une très grande importance.

Propos recueillis par N. Righi -Février 2021

Visuels: Filt1860