Mode in Textile

Interview: Benjamin Moutet, Dirigeant de Tissage Moutet

Amener du soleil et du sourire dans notre quotidien, c’est tout le défi que relève avec succès la Maison Moutet, maison familiale depuis 1874 et tisseurs de linge de maison depuis 5 générations. 

L’entreprise familiale s’est adaptée avec succès à l’industrialisation jusqu’à devenir l’un des leaders français du tissage basque et jacquard dans les années 70, avant de devoir affronter la crise du secteur textile dans les années 1990. La société traversera cette période en transformant radicalement son modèle économique, en misant sur le maintien à Orthez de son savoir-faire industriel et en ouvrant ses portes au public et aux créateurs. Depuis, La Maison Moutet compte parmi ses clients autant de particuliers séduits par les couleurs, la qualité, et la gaieté des collections, que de grands comptes célèbres puisque la PME personnalise les commandes de la restaurants étoilés, mais aussi de la Maison Blanche, du Musée du Louvre ou encore du Château de Versailles pour ne citer qu’eux.

Depuis 2010, la société est dirigée par Benjamin Moutet, représentant la 5ème génération de cette aventure entrepreneuriale. Héritier de l’optimisme familial, il continue de moderniser l’activité dans le respect des traditions, en valorisant l’expérience, la qualité, la transparence, l’innovation ouverte, et les collaborations sur des marchés toujours plus concurrentiels. Partisan d’un produit pleinement fabriqué en France, il souhaite œuvrer pour une industrie textile toujours plus durable, et travaille à protéger les emplois locaux et rétablir des circuits d’approvisionnements plus courts et plus respectueux. Echange avec un dirigeant engagé, positif et passionné.

Vous opérez sur un secteur du linge de table très mondialisé et concurrentiel. Exigence, curiosité, optimisme, originalité…quel est votre « marqueur » le plus fort pour être une marque différenciante sur ce marché ?

©Arnaud Dauphin

Je pense que c’est vraiment l’optimisme ! Chaque génération aux commandes de l’entreprise familiale a su innover à son époque grâce à un optimisme à toute épreuve. Et il y a eu des passages difficiles, puisque notre histoire est à l’image de l’industrie textile en France, soumise à un environnement fluctuant. De 250 collaborateurs dans les années 70, les plus fastes de l’entreprise, nous sommes passés à une équipe de 25 personnes aujourd’hui.

Et pourtant, il existe chez nous toujours cette tendance forte à l’optimisme, à ne pas voir un le verre à moitié vide mais plutôt à moitié plein, à un esprit positif animé par toute une équipe.  Nous ne vendons pas une expérience client, nous vendons avant tout un produit de qualité, au design original, et c’est ce qui permet de transmettre ce message d’optimisme.

Quelles sont selon vous les options stratégiques qui se sont révélées gagnantes ces dernières années, permettant de redresser l’entreprise jusqu’à en faire une marque internationalement reconnue ?

Le parti pris le plus fort a été de miser sur la couleur, et c’est sans aucun doute la vraie stratégie gagnante de Tissage Moutet. Elle a été renforcée par notre capacité à accompagner d’une part les projets sur des petites séries et de la personnalisation, d’autre part les projets artistiques très poussés. Au fil du temps nous avons réussi à être identifiés sur le marché sur cet aspect couleur, sur notre audace créative. Une fois encore, c’est notre curiosité qui nous porte, liée à un attrait artistique personnel et familial. Cela s’inscrit aussi dans la continuité de notre capacité industrielle à fabriquer un type de produit original, qui s’appuie sur l’expérience accumulée depuis cinq générations. Avoir choisi de maintenir notre usine à Orthez, de s’appuyer sur une culture industrielle textile riche, fait notre différence.

©Sébastien Arnouts

Il y a aussi une histoire de femmes derrière cette « stratégie ».  L’industrie textile a été durant très longtemps une industrie féminine dans l’exécution, puisque la majorité des employés étaient des ouvrières textiles, mais paradoxalement dirigée quasi uniquement par des hommes. Il était très rare de voir une femme s’exprimer dans les années 60 sur des aspects créatifs et stratégiques. Lorsque la vague de la délocalisation a littéralement balayé notre industrie nationale dans les années 1980, peu d’hommes ont accepté de remettre en question leurs modèles économiques, leurs stratégies, leurs façons d’agir pour le territoire. Nous avons subi cette déflagration, et c’est ma mère, représentante de la 4ème génération, qui a su réinventer le modèle, avec notamment le fameux torchon de chez Moutet, produit initialement basique du quotidien, pour en faire un objet phare de la cuisine. Elle a été la première à inviter des designers à profiter du savoir-faire de notre usine pour qu’ils puissent exprimer tout leur art sur ce support textile. C’est en particulier la collaboration avec l’américain Hilton McConnico, artiste et créateur pour le monde du cinéma, qui a permis à l’entreprise de passer un nouveau cap. La nappe de toile aux 40 rayures signée Hilton McConnico est encore aujourd’hui l’un des produits iconiques de la Maison. Un cercle vertueux s’est ensuite mis en place, les créateurs venant petit à petit directement nous solliciter grâce au bouche-à-oreille et aux retours positifs des différentes collaborations engagées.

Aujourd’hui encore, notre produit phare est le torchon, Tissage Moutet est d’abord connu pour celui-ci, et nous avons accompagné la révolution qui s’est opérée dans la cuisine. Car si celle-ci était il y a encore quelque années une pièce un peu cachée, elle est aujourd’hui largement ouverte dans la maison ou dans les restaurants. La cuisine est une véritable pièce à vivre, qui a sa propre décoration, son propre style revendiqué, et nous accompagnons cette évolution.

Justement, à l’image de cette cuisine décloisonnée, votre usine est également ouverte aux designers, aux visiteurs, et même aux clients via avec votre service en ligne » Fais-le toi-même » ! Est-ce que cette ouverture représente votre finalement usine du futur idéale ?

Au sein de la forte concurrence qui existe autour du « fabriqué en France », incluant malheureusement le soi-disant fait en France, il nous a fallu être créatif pour tirer notre épingle du jeu. Or dans ces années 2012-2014, où le thème du  « Made in France » s’est imposé comme sujet majeur pour les consommateurs, nous ne disposions pas de budget marketing assez important pour financer des campagnes de publicité ou investir sur les codes tricolores du made in France. Sans la capacité d’investissement ni la force web dont nous disposons aujourd’hui, le message que nous avons souhaité transmettre à l’époque était celui de la réalité industrielle : « venez voir comment fonctionne une usine, nous sommes capables de vous expliquer et de vous montrer, ici à Orthez,  toutes les étapes de fabrication – et pas seulement la confection- du produit français afin que vous puissiez vous faire votre propre opinion et ensuite pouvoir placer votre curseur d’exigence du fabriqué en France où vous le souhaitez et donc faire un choix en toutes connaissances de cause ».

©Arnaud Dauphin

Nous n’avions rien à perdre à l’époque, et comme le tourisme industriel intéressait de plus en plus de personnes, nous nous sommes rendus compte que cela fonctionnait. Nous avons la chance de pouvoir ouvrir nos portes, l’équipe est  heureuse de pouvoir montrer les savoir-faire et d’échanger avec le visiteur qui souhaite s’informer, c’est une stratégie gagnant-gagnant pour tout le monde au final. Nous préservons des savoir-faire qui, s’ils étaient sacrifiés sur l’autel de la rentabilité, seraient sans nul doute très difficile à faire renaître un jour ici en France. C’est une richesse patrimoniale à valoriser auprès des consommateurs, mais plus largement aussi de notre société.

Concernant l’ouverture vers les créateurs, elle s’est faite assez naturellement. En effet, et nous venons d’en parler, nous avons été de plus en plus sollicité par des artistes, sans avoir la capacité de tous les intégrer dans nos collections. Notre solution a été de leur ouvrir les portes de nos ateliers, afin qu’ils puissent fabriquer leur produit avec notre aide, et ils gèrent ensuite eux-mêmes leur plan marketing pour faire connaître leurs créations. Si la cohabitation demande une gestion fine des activités de chacun, elle est extrêmement enrichissante, passionnante et amène beaucoup de réflexion et d’échanges au sein de l’entreprise. On évolue vraiment dans le cadre d’une « innovation ouverte » !  C’est d’ailleurs dans le cadre de notre programme “Usine Ouverte” qu’est née la scénographie “Blue Landscape” que nous avons eu la surprise et la fierté de voir affichée lors de l’accueil du dernier G7 à Biarritz en août 2019. Cette œuvre de 8 mètres de long, qui reproduit en tissage jacquard une partie de la chaîne des Pyrénées, est le fruit du travail conjugué durant près de 2 ans, de la designer de Barbara Asei Danton avec nos équipes techniques. Avec seulement trois fils de couleurs différentes, à chaque centimètre une armure particulière, le résultat confère à la représentation finale un relief et un dégradé exceptionnels.

La transmission des savoirs et savoir-faire est importante dans votre métier, dans une entreprise labellisée « Entreprise du Patrimoine Vivant », est-ce recruter de nouveaux collaborateurs s’avère parfois difficile ?

©Sébastien Arnouts

Notre parti pris a été de ne plus recruter seulement sur la base de l’expérience ou du savoir-faire.  Nous sélectionnons sur la motivation et de la capacité à apprendre, et formons ensuite en interne. Cela nous a permis d’intégrer des profils complétement étrangers au monde du textile et qui s’avèrent être des professionnel(le)s très compétent.e.s aujourd’hui.

L’autre aspect non négligeable aujourd’hui lorsque nous recrutons est la modernisation de la gestion de l’usine. Il n’est plus question d’une usine « à l’ancienne » avec pointeuse ! Nous fonctionnons en mode « projet », chacun vient travailler quand il le souhaite, et fait ses heures sur 3, 4 ou 5 jours selon son rythme ; certains arrivent tôt le matin, d’autres préfèrent œuvrer plus tard …tout le monde est formé sur plusieurs opérations, ce qui permet d’être polyvalents sur les différents postes selon les besoins. A partir du moment où les projets sont menés à bien et dans les délais, que cela n’impacte pas la chaîne de production et le travail des collègues, nous proposons la plus grande flexibilité possible pour que chacun puisse s’épanouir dans son activité et dans son quotidien.

Vous êtes très impliqué dans la défense du « fabriqué en France », vous avez porté un projet spécifique autour du lin, pourriez-vous revenir sur ce projet ambitieux ?

Nous nous sommes intéressés au lin dans la cadre de notre future Indication géographique (IG) linge basque, puisqu’il fallait dans un premier temps arriver à définir ce qu’était le linge basque. Or en remontant dans le temps, nous avons découvert qu’aux débuts de la fabrication de ce linge, celui-ci était fabriqué en lin simplement car les industries textiles de notre territoire étaient cernées de champs de lin. Ce n’est plus le cas, le lin a cédé la place à d’autres cultures et est cultivé majoritairement en Normandie aujourd’hui.

Nous nous sommes rapprochés d’agriculteurs et de chercheurs afin de comprendre réellement les causes de la disparition de la culture du lin dans le Sud-Ouest alors même que le territoire, le climat…s’y prêtent parfaitement. Nous souhaitions également savoir si cela intéressait certains acteurs du territoire de ré-introduire cette culture, non seulement pour des débouchés textiles mais aussi pour d’autres applications en lien avec la qualité de cette plante. Dans ce cadre, depuis 2012 ont été créés une association, un syndicat, avons lancé un financement participatif… qui ont permis de relancer le processus et d’avoir depuis 6 ans une culture effective du lin près de chez nous.

Où en est votre demande d’Indication géographique (IG) aujourd’hui ?

Le cahier des charges devrait être déposé auprès de l’INPI courant du mois de mars.

©Arnaud Dauphin

Notre demande spécifique porte sur le fait que le tissage doit être effectué dans les Pyrénées-Atlantiques, zone historique du linge basque. Nous avons été accompagnés par un historien afin de vraiment garder en tête la valeur historique et patrimonial de ce linge. A l’heure du recours quasi systématique au « fabriqué en France » comme argument marketing aujourd’hui, il nous paraît vraiment important, voire essentiel, de protéger notre savoir-faire sur le marché, et de pouvoir informer de façon très claire un consommateur submergé de données parfois très opaques. Notre parti-pris est toujours le même : nous informons le consommateur afin qu’il puisse faire son choix en toutes connaissances de causes.

Qu’est-ce qui vous surprend encore dans l’univers de la mode et du textile ?

Je reste admiratif du travail effectué dans la haute-couture, qui permet de transformer l’étoffe la plus basique en pièce d’exception. Je suis heureux que l’homme ait encore une telle avance sur la machine dans ce domaine ! Pour que cet idéal existe, cela nécessite une dynamique collective, chacun a besoin des connaissances et des compétences des autres, et cela prouve une nouvelle fois qu’ensemble on peut dépasser des limites et aller encore plus loin ! Et c’est ce que nous tentons de faire, nous aussi, très modestement dans notre usine… ouverte !

Propos recueillis par N. Righi – Mars 2020